Anti-mariage gay : la tentation de l’histoire

 

La rue veut marquer l’histoire

Paris, un autre dimanche 21 avril. Le soleil a récidivé. Une chaleur encore frêle s’éprend des boulevards. La rue. L’allée du peuple contre le parlement des élus. L’antichambre. La revanche du bruit qui gronde sur la parole qui s’établit. « Ne pas lâcher la rue », clamait hier Albéric Dumont, membre du collectif « La manif pour tous ». « Ne pas la leur céder », rétorquaient plusieurs associations de défense du projet de loi de mariage pour les couples de même sexe. A nouveau, l’érection de la rue comme symbole de la révolte a transformé l’espace ouvert d’un centre-ville en un clôt terrain de campagne. Les belligérants se positionnent en ordre de bataille. On annonce au grand jour le nombre de soldats. Les tactiques sont définies : chaque camp commence par choisir ses places fortes, puis détermine le tracé de sa procession. Comme si guerre civile il y avait. Comme si la France replongeait tout à coup à l’époque de la Commune de Paris, où s’affrontaient, le long de ces mêmes avenues, Versaillais et Communards. Est-ce le souvenir de la semaine sanglante qui échauffe ainsi les esprit ? La rue radicalise. Parce qu’elle porte indéniablement les stigmates de la mémoire collective nationale, quiconque foule son pavé est tenté de se réclamer du passé. Mais, le fait est qu’elle ne fait pas que se référer au passé : elle en recompose un, dans le but de conditionner l’événement qui va se produire à un événement déjà produit, et qui a été identifié comme un moment de l’histoire de la nation.  Le but pour les participants des « manifs » ? A chaque pas enfoncé dans l’asphalte, marquer à leur tour l’histoire.  L’histoire, et non pas l’actualité, ce compte-rendu éphémère qui condamne l’événement dont ils sont les héroïques auteurs aux oubliettes de l’obsolescence. La rue, donc, se refuse à l’actualité. Elle veut l’histoire tout de suite. D’où l’hostilité de nombreux manifestants envers les journalistes, ces faiseurs de présent !

Quand les médias jouent les historiens

Cette semaine, certains médias ont pourtant cédé à cette « tentation de l’histoire ».

Ainsi, à l’occasion des manifestations visant à casser toute loi en faveur du droit au mariage pour tous, la presse -radio aussi bien que télévision- ont abusé du champ lexical militaire, en écho aux guerres civiles qui ont commotionné l’histoire de la France : le terme de « guerre », galvaudé particulièrement à la radio et à la télévision, fut parfois complété par ceux de « guérilla », d’« escadron », de « bataille ».  A l’instant où je rédige ces mots, BFM TV égraine les nombreux incidents qu’ont pu occasionner les manifestants. De quoi acclimater l’opinion à une atmosphère de guerre civile larvée. Or, il s’agit simplement d’un débat de société.

Inscrire d’emblée un événement sur l’axe de l’histoire paraît lui conférer une importance, voire une valeur supérieure : en effet, l’histoire réfléchie transcende l’histoire originale. Le Nouvel Observateur titrait cette semaine : « C’était les années 30… sont-elles de retour ? », tandis que de son côté Le Point se demandait en Une, si la France n’était pas revenue en 1789. Habile façon d’attirer l’attention du lecteur. « Voilà une instrumentalisation simpliste de l’histoire pour appâter le client », prévient Antoine Perraud, dans un article publié sur le site Médiapart le 20 avril.  De surcroît, l’optique historique apporte au lecteur la garantie que le propos qu’il va lire présente un haut intérêt intellectuel. L’historien, parce qu’il sait hiérarchiser les faits pour n’en retenir que l’essentiel, épargnerait au lecteur une pénible perte du temps. De surcroît, son travail paraît incomparablement réfléchi et instruit. Reste qu’il manque le présent. Or, le journaliste, dans son acte de mise en cohérence de faits et de témoignages épars, n’a-t-il pas vocation à se faire chercheur de présent, plutôt que ramasseur de bribes d’un passé sensationnel ? Ne doit-il pas nécessairement prendre acte de l’actualité de l’événement qu’il traite pour être en mesure de l’inscrire, s’il tel est son projet, dans une perspective historique ?

Twitter vole au secours du présent

Mais comment recueillir le présent lorsque ceux qui le font refusent de le céder comme tel aux journalistes ? Sous quel mode relater un événement qui veut s’écrire lui-même en même temps qu’il se produit ? Dans un contexte tel que celui des manifestations anti-mariage homo, comment les médias ont-ils encore les moyens de découvrir la dynamique de l’événement qu’ils couvrent ? Ces jours-ci, c’est Twitter qu’il convenait d’explorer pour découvrir l’amplitude des nuances de brun qui colore la bannière des manifestants anti-mariage gay. Alors que le défilé agglomère tous ces individus jusqu’à les confondre, Twitter les distingue. Les opposants au mariage pour tous entretiennent des degrés différents d’homophobie, et les motifs qui les entraînent à (se) manifester ne sont pas les mêmes. Obédience à des dogmes religieux, vocifération identitaire, saillie anti-Hollande, frisson d’une jeunesse en mal de sensations… Les motivations des citoyens hostiles au mariage gay apparaissent au fil des tweets, soit dans la réalité de leur variété et de leur variation. Par exemple, c’est sur Twitter qu’est née l’expression « Droite-ballerine » suite à une  anecdote à l’Assemblée qui s’était produite jeudi 18 avril, au cours de la nuit. Le média participatif a permis aux Français de découvrir cette engeance enjouée de la droite marine. Une mouvance contemporaine du traditionalisme qu’on avait pas vu venir, quand la plupart des médias préfère agiter le spectre des groupuscules d’extrême-droite anti-parlementaires. Sur Twitter, les gens diffusent des témoignages, les contestent ; ils discutent âprement des lois, confrontant et affinant constamment leurs opinions. Lorsque la rue et certains médias croient lire le présent dans le passé, il ne reste plus que Twitter pour saisir l’actualité en vol. A force de voler le passé, ne risque-t-on pas de laisser s’envoler le présent ?

Clara Schmelck

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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