Jenan Moussa : woman at war

 
A tout juste 29 ans, Jenan Moussa, reporter de guerre basée à Dubaï, aux Émirats arabes unis, s’est déjà frottée aux terrains les plus hostiles de la planète (Syrie, Mali, etc.). Pour preuve, la journaliste arabophone -qui maitrise aussi parfaitement l’anglais- s’est rendue en Syrie à trois reprises en l’espace de quelques mois pour y réaliser des reportages. Entretien avec cette reporter tout-terrain qui revient tout juste d’Alep et nous livre son sentiment sur l’évolution de la situation dans ce pays, plus de deux ans après le début de la révolte contre le régime du président Bachar al-Assad.

écoutez l’entretien audio (anglais) :

Farouk Atig :

« Jenan, vous rentrez tout juste de Syrie où vous avez réalisé une série de reportages pour Al Aan Tv, une chaine de télévision basée à Dubaï. Quelle est la situation à l’heure actuelle en Syrie par rapport aux mois précédents ? »

Jenan Moussa, reporter de guerre, ici aux côtés de combattantes de l'ASL à Alep.
Jenan Moussa (deuxième en partant de la gauche), reporter de guerre, ici aux côtés de combattantes de l’ASL à Alep.

Jenan Moussa, reporter de guerre :

« J’étais en Syrie, plus exactement à Alep, en août dernier. J’y suis retournée en décembre et à nouveau il y a quelques jours en avril-mai. Alors, si je souhaite comparer la situation, je dirais qu’en août c’était tout simplement l’enfer. Nous étions constamment reclus dans des caves à l’abri des bombardements, des bombardements permanents des avions de l’armée du régime, de l’artillerie. Il était donc très difficile de pouvoir faire notre travail sereinement. Notre présence faisait courir un risque permanent aux survivants, et à la population, vous pouvez imaginer le degré de violence à cette époque. En décembre, la situation était plus apaisée, en ce sens que les bombardements étaient moins importants, du moins en comparaison à août. Mais la situation sur le plan humanitaire était catastrophique et inquiétante. Je me souviens avoir vu des centaines de personnes faire la queue le long des boulangeries encore ouvertes d’Alep, en quête de pain, pour nourrir leurs familles. Je me souviens avoir vu des gens se battre pour du pain, de la nourriture, etc. A l’époque, je me souviens avoir fait la connaissance d’une femme obligée de vendre sa dernière bonbonne de gaz pour pouvoir nourrir ses enfants. Donc, à ce moment-là, il s’agissait surtout d’une crise humanitaire, avec des débris jonchant les rues un peu partout dans la ville, un manque criant de médicaments, de nourriture, etc. Cette fois, la situation s’est effectivement apaisée au niveau des bombardements, même si la situation était toujours très dangereuse et que les bombardements de l’armée n’ont pas cessé. J’ai également entendu des bombardements continus partir des zones où nous trouvions, ce qui signifie que les rebelles ont désormais aussi une quantité non négligeable d’armes et qu’ils s’en servent contre le régime. La situation humanitaire s’améliore aussi légèrement. Les autorités religieuses qui se sont constituées à Alep prennent en charge les besoins de première nécessité et les distribuent à la population. L’amas de déchets qui avait vu le  jour au fil des mois commence aussi à diminuer, certaines lignes de bus sont à nouveau fonctionnelles, et des réfugiés commencent doucement à retourner chez eux. Mais dans le même temps, le conflit se poursuit sans discontinuer, du coup les gens finissent par s’adapter aux exigences de cette situation et tentent de vivre du mieux qu’ils peuvent au vu des circonstances.

Farouk Atig :

« Jenan, dans l’un de vos reportages, vous suiviez une brigade féminine de la ville d’Alep. Des femmes voilées, armées et engagées dans la lutte. Est-ce que vous connaissez leur nombre exact et pouvez-vous nous dire aussi quand ce groupe a été crée ? »

Jenan Moussa :

« Oui, mais je tiens avant tout à préciser que ces femmes n’appartiennent pas au groupe dénommé « Jabhat al-Nosrass » (plus communément appelé « Front Al-Nosra », une mouvance islamiste, ndlr). Elles font partie en réalité d’une cellule de l’ASL (Armée Syrienne Libre) qui opère dans la région d’Alep. Cette brigade policière uniquement féminine est composée de 21 femmes, totalement voilées comme vous l’avez mentionné. Elles prennent en charge certains check-points situés à l’entrée d’Alep. Elles inspectent les véhicules qui entrent et sortent, fouillent très souvent les femmes -dont beaucoup sont voilées comme elle-, elles vérifient leurs pièces d’identité et procèdent même à des interrogatoires dans certains cas. Et non loin de là, se trouvent aussi des combattantes kurdes que j’ai eu l’occasion de rencontrer, il y en aurait plusieurs centaines rien qu’à Alep, appartenant à la brigade « Cheikh Maqsoud » (en référence à un quartier du nord de la ville, ndlr). Mais sur l’ensemble de la Syrie, et tout particulièrement dans la zone kurde, les combattantes se compteraient par milliers. Des femmes historiquement habituées à prendre les armes aux côtés des hommes, et j’ai été très surprise de voir que certaines des ces femmes occupent parfois des fonctions militaires importantes. Certaines, par exemple, sont à la tête de brigades de centaines d’hommes et de femmes et n’ont aucun difficulté particulière à se faire respecter en tant que chefs. »

Jenan Moussa, ici aux côtés d'un combattant de l'ASL
Jenan Moussa, ici aux côtés d’un combattant de l’ASL

Farouk Atig :

« Vous avez également réalisé un reportage très intéressant sur des combattants chrétiens dans la région d’Idleb qui ont rejoint les rangs de l’ASL. Est-ce à dire que la communauté chrétienne -généralement favorable au régime- commence à se désolidariser du pouvoir ? Comment sont-ils organisés ? »

Jenan Moussa :

« Soyons clairs, il n’y a pas de brigade spécifiquement chrétienne selon ma connaissance. J’ai visité trois villages majoritairement chrétiens, avec pour chacun d’entre eux autour de deux mille maisons. Désormais, il n’en reste guère plus que dent cent. Les civils de cette communauté ont fui en masse pour la plupart, parce qu’ils ont peur bien sûr, parce que la guerre se fait de plus en proche. Ils ont donc du fuir pour leur propre sécurité. A l’intérieur de certains églises dans ces villages chrétiens, j’ai découvert des réfugiés sunnites qui avaient fui d’autres parties du pays, et qui ont eu la possibilité d’être accueillis dans des monastères et églises. Les exemples de Chrétiens qui n’ont pas hésité à leur ouvrir temporairement leurs portes sont donc nombreux. Quand j’ai interrogé l’un des combattants chrétiens que j’ai rencontré, il m’a expliqué que pour lui l’ASL était une structure militairement opérationnelle et que c’est pour cette raison aussi qu’il n’avait pas hésité une seule seconde à les rejoindre il y a trois mois maintenant. Je lui ai aussi demandé ce qui à son avis expliquait ses renforts de combattants chrétiens, et sa réponse a été somme tout claire. Pour lui, les Chrétiens syriens se sentent idéologiquement proches de la révolution, mais ils préfèrent généralement rester dans l’anonymat et ne pas occuper de fonction militaire active.

Farouk Atig :

« Dernière question Jenan. Bien des choses ont changé depuis notre passage à Alep à la fin de l’été dernier. Il y a notamment le fait que désormais les journalistes -étrangers ou non- sont obligés de signer une décharge auprès des autorités frontalières turques et syriennes, précisant qu’ils sont bien conscients des risques encourus. Est-ce qu’à votre avis cela traduit le fait que désormais les choses ont encore évolué dans le pire et que la situation de vient de plus en plus incontrôlable ? »

Jenan Moussa :

« Faire son métier de journaliste en Syrie est évidemment un risque en soi, cela reste l’une des zones les plus dangereuses de la planète où travailler. De nombreux collègues ont été kidnappés, certains y ont perdu la vie. Et quand on rentre à l’intérieur du pays -et je suis certaine que vous l’avez ressenti vous-même- on a conscience de jouer avec sa propre destinée, que c’est du 50-50. Vous pouvez en revenir et malheureusement aussi y rester. Le risque est énorme évidemment. Personnellement, j’ai réussi à passer au-devant de situations bien compliquées, et j’ai bon espoir que cette chance qui me sourit jusqu’à présent continuera… « 

 

Les derniers reportages de Jenan Moussa en Syrie :

Jenan moussa : exlusive reports (Al Aan Tv)

Les combattants chrétiens d’Idleb (Al Aan Tv)

Les kurdes s’engagent sur la ligne de front d’Alep (Al Aan Tv)

Voir aussi : nos reportages à Alep

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Farouk Atig
Farouk Atig, ancien grand reporter, conférencier et enseignant, dirige Intégrales

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