Brésil : un nouvel occupy ?

 

vues de Rio de Janeiro

 

Il n’y a pas d’évidence qui tienne quand la rue se mêle à la fête et que le mécontentement populaire, la fureur citoyenne, relèvent d’un cadre supérieur à celui de la simple physique : le sens de tout ce qui agite la société brésilienne est donc à la fois historique et profond, bien qu’encore diffus, presque chaotique. Bien difficile en de telles circonstances d’évaluer la portée de cette agitation sociale sur le long cours.

Premier enseignement des protestations récurrentes qui agitent la société brésilienne : ce mouvement populaire se veut ad princeps apolitique, dans la mesure où les quelques groupes qui se sont articulés autour du mouvement ne le fédèrent d’aucune manière. Quant au mot d’ordre des manifestants, il a le mérite de la simplicité : la diminution du tarif des transports publics soumis à une nouvelle majoration. Première victoire pour les protestataires : ces réajustements nécessaires viennent d’être acquis dans quelques capitales provinciales.

Paradoxalement, les maires de plusieurs communes relèvent déjà que pour compenser cette « perte », des coupes budgétaires vont devoir s’appliquer ailleurs. Des déclarations, parmi d’autres, qui défient en quelque sorte le « sens » du mouvement.

De nombreux Brésiliens le savent (et ces informations vont fuser au cours des prochains jours), le marché des transports en commun se trouve aux mains de cartels qui arrosent l’engrenage politique et électoral. Pis : les bénéfices réels des entreprises ayant essaimé la plupart des marchés sont le pur produit d’un maquillage fiscal et crapuleux dont on commence à peine à entrevoir le mécanisme pervers. Car la manne financière engendrée par l’organisation de la coupe du monde de football a littéralement saigné la classe moyenne : le coût élevé du billet est vraisemblablement injustifiable.

Prenons l’exemple de Rio : la Commission d’Enquête Parlementaire visant les irrégularités dans la gestion des transports doit encore obtenir 7 voix avant de pouvoir être définitivement mise en place. 7 voix à peine, certes -mais autant dire le Pérou- car on imagine mal comment un tel corps de justice puisse travailler sans contrainte et mettre en péril les avantages de ce que l’on peut tout à fait justement qualifier de mafia.

La manifestation de ce jeudi 20 juin, qui s’annonce encore plus massive, pourrait miraculeusement dénouer cette impasse – et légitimer ainsi sa formation.

Et ensuite quoi ?

Voilà la question que tous se posent.  Aux premières heures de la manifestation du 17 juin à Rio de Janeiro, la tournure prise par les évènements a très largement dépassé le manifeste originel, sublimant même les raisons de sa propre éclosion. Le schéma dominant donne la part belle à l’apolitisme des rendez-vous de la rue, maintenu par consensus, qui côtoie une constellation de revendications individuelles bien ciblées. Nous n’en citerons que quelques unes, haranguées par les slogans de la foule :

– droit à la libre manifestation et circulation dans la ville

– privilégier l’éducation et la santé aux stades de football

– lutte contre la corruption

Une foule sans étiquette particulière où se côtoient désormais punks, cadres, anarchistes, étudiants de tous bords, « playboys », ouvriers, habitants des banlieues pauvres et des beaux quartiers, membres de partis de droite ou de gauche, pros ou antis-Dilma…

Des politiciens récemment visés par l’incroyable mobilisation des réseaux sociaux défiaient même les Brésiliens à descendre dans la rue. Le pas est franchi, et ces derniers voient à présent leurs noms affichés sur les pancartes Avenue Rio Branco. Comment à ce stade toucher la sphère politique sous une forme qui ne soit plus articulée ?

Comment porter atteinte à cette corruption enracinée dans toutes les sphères de la société brésilienne ? Comment défaire les alliances politiques qui ont notamment permis de porter récemment à la présidence de la Commission des Droits de l’Homme et des Minorités (de la Chambre des Députés) un Pasteur radical de l’Église Universelle, ouvertement homophobe et raciste ? Contrevenir aussi à la nomination d’un Baron du soja brésilien à la tête de la Commission écologique ? Et que dire alors de ces personnalités qui font l’objet d’investigations criminelles et maintiennent leurs fonctions publiques ? Comment mettre en lumière et abolir les abus de la FIFA (Fédération internationale de football association, ndlr) qui se comptent déjà par dizaines ?

Cette énumération -non exhaustive- reflète un sentiment de ras-le-bol qui semble avoir servi de lien à une part considérable des manifestants. Une éruption, pacifique, pour l’écrasante majorité des participants. Et comme pour toute éruption, la possibilité du chaos.

Voilà pourquoi politiciens et médias ont ouvertement cédé aux amalgames, à d’astucieuses insinuations qui mettent, par exemple, l’accent sur la violence (de groupuscules sans importance), et aspirent à jouer un rôle qui n’est pas le leur en revendiquant un accès direct avec « la foule », au risque de voir ainsi le mouvement s’évaporer sans que la portée du message n’ait eu l’impact escompté.

Je crois personnellement que ces évènements, indépendamment de leur durée et de leur impact direct sur la politique, sont largement positifs. Je partage l’espoir de pratiquement tous mes amis. Cette houle s’est propagée sur le net, un univers plutôt habité par les jeunes brésiliens, généralement indifférents et insensibles aux questions politiques. Un éveil, certainement. Et pas que chez les jeunes.

Autre signe particulièrement réjouissant : le réveil en fanfare des principaux médias brésiliens (liés ou non à de sombres cartels) qui avaient au départ réduit les premiers signes du mouvement à une agitation canaille (détails que n’ont pas manqué de reprendre en chœur certains médias français). Le présentateur vedette du journal télévisé de la chaine Globo semblait même devoir se justifier en affirmant qu’il se chargerait désormais de couvrir personnellement les événements, et dans leur « globalité ».

A São Paulo, des éditorialistes sont aussi allés jusqu’à encourager la répression policière. Une attitude d’aliénation -qui s’apparente à de la manipulation politique- de plus en plus évidente auprès des grands médias, qui à présent commentent les faits avec une prudence et une modération qui font souvent défaut.

Toute cette agitation nous ramène aux œuvres essentielles du grand penseur brésilien Milton Santos, qui d’une certaine manière avait déjà tracé les grandes lignes de cette métamorphose bien avant l’heure…

Fabian Rémy (correspondance au Brésil), avec Farouk Atig.

 

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Fabian Rémy
Fabian Rémy est journaliste indépendant. Il est le correspondant "Brésil" de la rédaction.

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