Leonarda, qui fait la loi ?

Après dix jours d’émotion populaire et de tergiversations au sommet de l’Etat, le cas de Leonarda Dibrani semble réglé. La collégienne kosovare en situation irrégulière a finalement obtenu un droit de séjour en France, compte tenu de sa prise en charge près d’un lieu scolaire. Suite à cet enchaînement de décisions contradictoires, les médias, poussés par l’opinion, se demandent qui fait la loi. Mais, la question se pose t-elle vraiment en ces termes ?

Manifestation en faveur du retour de Leonarda sur le territoire français.
Manifestation en faveur du retour de Leonarda sur le territoire français.

Le président « accueille » Leonarda. Et l’équilibre des pouvoirs, alors ?

Le 9 octobre 2013, Leonarda Dibrani, 15 ans, est contrainte de quitter le car scolaire de son collège du Doubs, sommée par la police de quitter le territoire français. Après cinq jours de polémique, le président de la République en personne intervient pour mettre un terme à la polémique. Selon le chef de l’Etat, la loi a été « parfaitement respectée » lors de l’expulsion. A ceci près qu’une circulaire stipule le gel des expulsions aux abords des lieux scolaires publics. Vu les conditions dans lesquelles l’expulsion a été réalisée, le chef de l’exécutif décide en définitive, le 19 octobre, d’accorder sa clémence à Leonarda Dibrani : « Si Leonarda souhaite poursuivre sa scolarité en France, un accueil lui sera réservé ».

Il est inquiétant de voir que l’opinion publique n’a pas ramené cette affaire complexe  à la vie civile d’un Etat de droit, dont un des principes fondateurs est l’équilibre des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. Toute la semaine, la télévision a préféré accorder le primat aux déclarations ponctuelles du ministre de tutelle à ce sujet. Quid du préfet en charge du dossier ? Quid des policiers qui ont exécuté l’ordre ? Quid des députés qui, en amont, ont légiféré au sujet des individus en situation irrégulière sur le territoire national ? Un traitement elliptique de l’événement, qui renvoie la France à son passé médiéval, où les décisions relatives au droit de séjour se prenaient arbitrairement, selon le caprice du prince ou de quelques seigneurs et conseillers de haute influence. La télévision présente en effet un territoire où ce sont les ministres, par le truchement d’un émissaire, qui se rendent à la sortie des écoles pour rayer les têtes qu’ils voudraient . En lisant la presse et en regardant les journaux télévisés d’information, tout porte à croire que l’expulsion de la jeune kosovare émane d’une décision personnelle de Manuel Valls. Le processus législatif et judiciaire qui a conduit à l’expulsion de Leonarda Dribani dans les conditions que nous savons est peu souligné par les médias. Notons cependant l’initiative du Figaro, qui, dans un article du 20 octobre , proposait aux lecteurs de consulter l’intégralité du rapport sur les modalités d’éloignement de Leonarda Dibrani, rédigé par l’inspection générale de l’administration du ministère de l’intérieur, et daté d’octobre 2013. http://www.lefigaro.fr/assets/pdf/Leonarda_Dibrani.pdf.

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Les médias opposent deux puissances antagonistes : Valls et Leonarda

Le débat qui a suivi l’expulsion de Leonarda témoigne d’une inquiétude quant à la question de savoir «qui fait la loi». « Valls, qui roule des mécaniques ? » , » Une gamine de 15 ans qui fait chanter les médias pour faire sa loi ? », s’insurgent certains sur la page de France Inter,où Leonarda avait été invitée à s’exprimer. En réalité, la question est mal posée, puisqu’il s’agit non pas de savoir qui fait la loi, mais comment celle-ci elle conçue, et comment l’appliquer au mieux. Les principes constitutionnels, les lois votées au parlement et les  dispositifs pour garantir leur application sont les leviers du pouvoir. Mais, l’opinion ne veut pas de forces agissantes. Elle veut des noms. Elle ne veut pas de forces, elle veut des puissances.

Le cortège de lycéens descendus dans la rue le 18 octobre aussi bien que les personnalités qui se sont emparées des micros pour implorer Valls à faire montre de fermeté ont poussé les médias à polariser le débat en opposant deux puissances antagonistes. La première : Manuel Valls, homme d’Etat. C’est la main qui se lève pour punir, qui vient tirer l’enfant par le col, et d’un élan du coude, la projeter hors de la carte de France. Réunis à l’appel du syndicat lycéen FIDL, du Réseau éducation sans frontières (RESF) et de la CGT Educ’action, les élèves ont scandé «Valls démission». Ensuite, Leonarda. Une partie de la jeunesse s’est identifiée à la collégienne. Certains ont vu dans cette jeune fille expulsée une figure d’une lutte contre l’inhumanité des lois de la cité. Le député Olivier Dussopt s’exprimait avec lyrisme sur Twitter : « le prénom de Leonarda est comme le rappel d’une conscience dont on craint qu’elle s’éloigne». Leonarda incarnée dans le verbe d’Antigone, Valls vêtu du costume de Créon. On est en pleine personnification du pouvoir politique.

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Quand une loi est appliquée d’une manière qui entre en contradiction avec d’autres lois (reconduire à la frontière un individu en situation irrégulière est légal, mais intercepter cet individu dans un lieu dévolu à l’instruction publique est illégal), quand des hommes interviennent comme s’ils incarnaient personnellement la loi, la notion d’Etat de droit s’évanouit des esprit, et des années de démocratie se trouvent expulsées aux confins de la vie politique. A t-on à choisir entre l’émotion et l’équilibre des pouvoirs ?

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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