LE MYTHE DE LA PRESSE LIBRE

par CHRIS HEDGES

(traduit de l’américain par Farouk Atig)

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Il y a sans doute plus de vérité sur les dessous du journalisme américain dans le film « Kill the Messenger », qui relate comment les médias de masse tentent de discréditer le travail d’investigation de Gary Webb (journaliste d’investigation, lauréat du Prix Pulitzer, décédé en 2004, ndlr) qu’il n’y en a dans le film « Les Hommes du président », qui rend hommage aux journalistes qui ont mis au jour le scandale du Watergate.

Affiche du film "Kill the messenger" ("Secret d'état" dans la version française). Le film réalisé par Michael Cuesta s'inspire de l'incroyable saga racontée par le journaliste Gary Webb.
Affiche de « Kill the messenger » (« Secret d’état » dans la version française). Le film réalisé par Michael Cuesta s’inspire de l’incroyable saga racontée par le journaliste Gary Webb.

Les médias de masse soutiennent sans sourciller l’idéologie du capitalisme global. Ils font la promotion aveugle du mythe de la démocratie américaine, alors même que nous sommes dépouillés de nos libertés civiles et que l’argent se substitue désormais au vote. Ils font déférence aux dirigeants de Wall Street ainsi qu’à Washington, et ce peu importe la nature de leurs crimes perfides. Ils vénèrent servilement l’application de la loi militaire au nom du patriotisme. Ils nomment les spécialistes et experts, presque toujours issus des arcanes de pouvoir, pour interpréter la réalité et expliquer la politique au grand public. Ils comptent habituellement sur les communiqués de presse, écrits par des sociétés privées, pour distiller leurs propres actualités. Et abreuvent la presse de potins, de sports et de faits divers. Le rôle de ces médias est de divertir ou de restituer à la manière de perroquets la propagande officielle pour le bon peuple. Les sociétés privées, qui possèdent la presse, n’hésitent pas pour cela à embaucher des journalistes prêts à servir de « courtiers » aux élites, qu’ils élèvent au rang de célébrités. Ces journalistes de cour, qui peuvent gagner des millions de dollars, sont régulièrement invités dans les cercles du pouvoir. Ils sont, comme l’écrivait John Ralston Saul, des « hédonistes du pouvoir ».

Quand Gary Webb, dans une série d’articles publiés en 1996 au « San Jose Mercury News », dénonce la complicité de la CIA dans le trafic de tonnes de cocaïne à destination des États-Unis pour financer les rebelles soutenus par la CIA au Nicaragua, la presse fait de lui un journaliste lépreux. Et au fil des générations, la longue liste de journalistes lépreux s’est étoffée, de Ida B. Wells à I.F. Stone en passant par Julian Assange.

Depuis la sortie du film au début du mois, les attaques contre Webb ont été renouvelées dans des publications aussi « respectables » que le Washington Post. Ces attaques sont un acte d’auto-justification. Elles sont une tentative par les médias de masquer la collaboration entre elles et l’élite au pouvoir. Les médias, comme le reste de l’establishment libéral, cherchent à se draper dans le placage morale de la poursuite intrépide de la vérité et de la justice. Mais pour maintenir ce mythe, ils anéantissent la crédibilité de journalistes tels que Webb et Assange, qui éclairent la planète sur les rouages ​​sinistres et meurtriers du monde globalisé, et se soucient plus de vérité que de fabriquer des nouvelles.

Lauréat du prix Pullitzer, Gary Webb a mis fin à ses jours en 2004
Lauréat du prix Pullitzer, Gary Webb a mis fin à ses jours en 2004

Les médias les plus en vogue du pays -dont mon ancien employeur le New York Times, qui affirmait que Webb disposait de « peu de preuve » pour étayer ses allégations- agissent comme des chiens de garde de la CIA. Peu de temps après la révélation des faits en 1996, le Washington Post consacrait près de deux pages pour déconstruire les affirmations de Webb. Quant au Los Angeles Times, il s’est fendu de pas moins de trois articles distincts pour dénigrer Webb et son enquête. C’est un chapitre lamentable, méprisable et honteux de l’histoire du journalisme américain. Même s’il est loin d’être un cas isolé. Dans un article publié en 2004, intitulé « comment la presse et de la CIA ont mis fin à la carrière de Gary Webb », Alexander Cockburn et Jeffrey St. Clair détaillent cette dynamique de dénigrement à l’échelle nationale.

Le quotidien pour lequel Webb écrivait à l’époque, après avoir publié un mea culpa, a mis le journaliste à la porte. Incapable de pouvoir travailler à nouveau comme journaliste d’investigation et, craignant de perdre sa maison, il se suicida en 2004. Nous savons à présent, en partie grâce à une enquête diligentée par l’ancien sénateur John Kerry, que Webb avait raison. Mais la vérité n’a jamais compté pour ceux qui ont fait front contre le journaliste. Webb a assimilé la CIA à une bande de vulgaires trafiquants d’armes ou de drogue. Quant aux médias, qui rédigent leurs papiers à partir de sources officielles et sont donc l’otage de ces sources, ils sont les pions de ce même pouvoir. Webb avait franchi la ligne rouge. Et a payé pour cela.

Si la CIA a distillé des centaines de millions de dollars de drogues dans des quartiers pour financer une guerre illégale au Nicaragua, qu’est-ce que cela révèle au juste sur la légitimité de cette vaste organisation clandestine ? Qu’est-ce que cela nous apprend sur la soi-disant guerre menée contre les narco-trafiquants ? Sur l’insensibilité et l’indifférence du gouvernement à l’égard des populations pauvres, en particulier des personnes de couleur, premières visées par l’épidémie de crack ? Qu’est-ce que cela nous apprend au sujet d’opérations militaires menées au nom du grand public ?

Ce sont ces questions que les élites du pouvoir, et leurs serviteurs dans la presse, ont passé sous silence.

Les médias sont en proie à la même médiocrité, au même corporatisme et au même carriérisme que les syndicats, l’académie des arts, le Parti démocrate et les institutions religieuses. Ils s’accrochent vainement au mantra égoïste de l’impartialité et de l’objectivité pour justifier leur soumission au pouvoir. La presse parle et écrit -à la différence des universitaires qui bavardent entre eux dans le même jargon ésotérique comme celui en vogue entre théologiens médiévaux- pour être entendue et comprise par le public. C’est pour cette raison que la presse est plus puissante et qu’elle est plus étroitement contrôlée par l’Etat. Elle joue un rôle essentiel dans la diffusion de la propagande officielle. Mais pour pouvoir diffuser efficacement la propagande de l’Etat, la presse se doit de maintenir la fiction de l’indépendance et de l’intégrité. Cacher en somme ses véritables intentions.

Les médias, comme C. Wright Mills l’a fait remarquer, sont des outils essentiels pour le conformisme. Ils insufflent aux lecteurs et aux téléspectateurs leur propre sens d’eux-mêmes. Ils leur disent qui ils sont, ce que leurs aspirations devraient être. Ils promettent de les aider à atteindre ces aspirations. Ils leur suggèrent une variété de techniques, de conseils et de stratagèmes et leur promettent réussite personnelle et professionnelle. Les médias, comme l’a écrit Wright, existent avant tout pour permettre aux citoyens de trouver les clés du succès par eux-mêmes et répondre à leurs aspirations, quand bien même ils n’en n’auraient pas. Ils utilisent un langage et des codes pour manipuler et forger leurs opinions, non pour favoriser un véritable débat démocratique et de dialogue, ou pour ouvrir l’espace public à une action politique libre ou à l’échange. Nous sommes transformés en spectateurs passifs du pouvoir par les médias de masse, qui décident pour nous ce qui est vrai ou faux, ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. La vérité n’est pas quelque chose que nous découvrons de notre propre initiative, elle est décrétée par les organes de communication de masse.

Ancien correspondant de guerre pour le New York Times, Chris Hedges est écrivain. Il a été auréolé du prix Pulltizer en 2002 (avec le reste de son équipe du New York times) pour un reportage consacré au terrorisme.
Ancien correspondant de guerre pour le New York Times, Chris Hedges est écrivain. Il a été auréolé du prix Pulltizer en 2002 (avec le reste de son équipe du New York times) pour un reportage consacré au terrorisme.

« La rupture survenue entre la vérité et le discours mais aussi l’action -autrement dit l’instrumentalisation de la communication- n’a pas seulement accru l’incidence de la propagande ; elle a également perturbé la notion même de vérité. Le sens de nos repères dans le monde est donc détruit », souligne James W. Carey dans « Communication comme culture »..

Combler le fossé énorme entre identités idéalisées -celles qui dans une culture de la commodité reposent sur l’acquisition d’un statut, d’argent, de gloire et de puissance, ou du moins de l’illusion que l’on s’en fait- et identités réelles est la fonction première des médias de masse. Et la restauration de ces identités idéalisées, largement assiégées par les publicitaires et la culture d’entreprise, peut être très rentable. On ne nous donne pas ce que nous devons, mais ce que nous voulons. Les médias nous permettent d’échapper au monde séduisant du divertissement et du spectacle. Le tout-info est intégré dans ce savant mélange, mais ce n’est pas la principale préoccupation des médias de masse. Il n’y a guère plus de 15% de l’espace d’un journal qui est consacré aux nouvelles à proprement parler ; le reste est dédié à la futile quête de se réaliser vendue au grand public. Et ce ratio est encore plus déséquilibré sur les ondes ou à la télévision.

« C’est probablement cela la formule psychologique de base d’aujourd’hui des médias de masse, explique Mills. Mais, en tant que formule, elle est en phase avec le développement de l’être humain. C’est la formule d’un monde imaginaire que les médias inventent et entretiennent ».

Au cœur de ce monde imaginaire, se trouve le mythe selon lequel nos institutions nationales, y compris celles du gouvernement, de l’armée et de la finance, sont efficaces et vertueuses, et que nous pouvons leur faire confiance puisque leurs intentions sont bonnes. Ces institutions peuvent être critiquées pour les excès et leurs abus, certes, mais pas assaillies comme étant hostiles à la démocratie au bien commun. Elles ne pourraient être exposées au monde comme des entreprises criminelles, du moins si l’on espère conserver une voix dans les médias.

Un des salles de new-York participant au "Federal Theatre Project" mis en place à la fin des années 1920 au Etats-Unis
Un des salles de new-York participant au « Federal Theatre Project » mis en place à la fin des années 1920 au Etats-Unis

Ceux qui travaillent dans les médias de masse, comme je l’ai fait pendant deux décennies, sont parfaitement conscients de la collaboration avec le pouvoir et de la manipulation cynique du public par les élites au pouvoir. Cela ne signifie pas que le journalisme de qualité a totalement disparu ni même que la soumission au pouvoir des entreprises au sein de la presse est incompatible avec le savoir ou l’intelligence, mais les pressions internes, cachées à la vue du public, rendent le vrai journalisme très difficile. Une telle disposition, surtout si elle est maintenue dans le temps, met généralement un terme définitif à la carrière. Des intellectuels comme Norman Finkelstein et des journalistes comme Webb et Assange, qui marchent en dehors des sentiers acceptables du principe même de débat, et remettent en question le récit mythique de puissance, questionnent les motivations et vertus des institutions établies, et osent montrer du doigt les criminels de l’empire, sont toujours pourchassés.

La presse ne s’attaquera aux groupes faisant partie de l’élite au pouvoir seulement lorsque une faction au sein même du cercle du pouvoir décidera de faire la guerre à une autre. Lorsque Richard Nixon avait utilisé des méthodes illégales et secrètes pour harceler la presse alternative et tenter de lui nuire, et qu’il avait persécuté les dissidents noirs et les militants anti-guerre, il lui a suffi de rejoindre les rangs du Parti démocratique pour redevenir fréquentable aux yeux de la presse. Son crime n’était pas l’abus de pouvoir, puisqu’il avait déjà abusé de sa puissance pendant une longue période contre des personnes et des groupes qui ne comptent pas aux yeux de l’establishment. Le crime de Nixon aura été d’abuser de son pouvoir contre une faction au sein même de l’élite du pouvoir.

Le scandale du Watergate, célébré comme l’illustration d’une presse courageuse et indépendante, n’est qu’une démonstration de la manière dont sont circonscrits les médias quand il s’agit d’enquêter sur les arcanes de pouvoir.

« L’histoire a été bienveillante au point d’accommoder pour nous une «connaissance modérée» dans le simple but de déterminer les enjeux essentiels de la période du Watergate, lorsque la position de confrontation des médias a atteint son apogée. La réponse est claire et précise : sans surprise, les groupes puissants sont capables de se défendre ; et selon les normes des médias, un scandale devient un scandale quand leur situation et leurs droits sont menacés», soulignent Edward S. Herman et Noam Chomsky dans « La fabrication du consentement ».

« En revanche, aussi longtemps que les illégalités et les violations de principes démocratiques ne concernent que des groupes marginaux ou des dissidents, victimes par exemple d’une attaque militaire des États-Unis, ou qu’elles entrainent des coûts importants imposés à la population, la réaction des médias est totalement absente. Ceci est la raison pour laquelle Nixon a pu aller aussi loin, bercer le peuple d’un faux sentiment de sécurité, précisément parce que le chien de garde a aboyé quand il a commencé à menacer les privilégiés. »

La colère légitime des abolitionnistes et des prédicateurs des droits civils, les journalistes d’investigation qui ont osé s’insurger contre Standard Oil et les propriétaires des abattoirs de Chicago, les productions théâtrales radicales, telles que « The Cradle Will Rock » (comédie musicale de 1937 mise en scène par Orson Wells, ndlr) qui a fait voler en éclats les mythes colportés par la classe dirigeante et donné une voix aux gens ordinaires, les syndicats qui ont permis aux Afro-Américains de s’exprimer, aux immigrants et aux travailleurs, hommes et femmes, de trouver dignité et espoir, les grandes universités publiques qui ont offert aux enfants d’immigrés une chance pour une éducation de premier choix, le pacte qui a mis en lumière le fait que toute démocratie reste fragile si elle ne donne pas à ses citoyens un niveau de vie acceptable et qu’elle protège l’état du musèlement du pouvoir privé, tout cela ne fait plus partie du paysage américain. Le malheur de Webb aura été d’exercer à une époque où la liberté de la presse était une notion aussi vide de sens que la démocratie elle-même.

« The Cradle Will Rock, » comme beaucoup de réalisations populaires issues du « Federal Theatre project » (projet artistique de financement des activités du spectacle vivant et du théâtre né lors de la crise économique de 1929, ndlr) a répondu aux aspirations et préoccupation de la classe ouvrière, plus qu’à celles de l’élite au pouvoir. Il a fustigé la guerre, la cupidité, la corruption et la complicitié des institutions libérales, en particulier de la presse de l’époque, qui protégeait déjà l’élite au pouvoir et ignorait les abus du capitalisme.

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Farouk Atig
Farouk Atig, ancien grand reporter, conférencier et enseignant, dirige Intégrales

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