Ciel ! Les Kenyans sont noirs !

Devant le téléviseur, j’ai bien cru voir des noirs. Et qui avaient l’air de parler anglais en plus. Enfin, je crois. L’image est passée si vite. C’est au Kenya. Un safari, une danse Massaï ? Bigre, un massacre.

 

Le 2 avril, le groupe islamiste somalien Al-Chabab a eu la cruelle ironie de laisser le soin à un ancien enseignant ayant rejoint leur rang d’organiser méthodiquement la fusillade des étudiants chrétiens de l’université de Garissa. Au Kenya, alors que l’enquête suit son cours, trois jours de deuil national ont été décrétés.

Lois de proximité

Dans une France touchée par l’élan d’émotion venu du monde entier suite aux attentats de janvier, la plupart des médias ont opposé aux 148 Kenyans assassinés une indifférence assourdissante.

Alors certes, l’information a été diffusée en temps quasi réel sur les chaînes télévisées. Mais elle a été télescopée par des événements d’importance anecdotique, comme la météo du week-end de Pâques ou le classico de football entre le PSG et l’OM. Plutôt que de recueillir des témoignages individuels, la plus part des chaînes se sont contentées de diffuser en boucle la même image d’une salle de cours éreintée de sang.

Des personnes noires de peau qui expriment leur effroi en langue anglaise, est-ce trop loin de ce « nous » des chaînes d’info françaises pour communiquer la douleur et l’indignation ? « Eh, les médias, on parle du Kenya ou ces morts ne rentrent pas dans la loi de proximité ? », tweetait le journaliste David Medioni, le 3 avril.

« Les vies africaines comptent aussi », ont fait remarqué des internautes. Comme si, à l’ignominie des actes commis par les terroristes, il fallait ajouter la bassesse d’un traitement différencié.

Mais, si les médias français parlent peu de l’attaque de Garissa, cela s’explique aussi par le peu de réactions que l’événement a provoqué, à l’heure qu’il est. Ni les chefs d’Etat, ni les personnalités du monde de la recherche et de la culture n’ont envisagé de marcher ensemble, alors qu’ils s’étaient symboliquement réunis à Paris et à Tunis.

Sur internet, la mobilisation reste minimale, en comparaison à celle qui a suivi les attentats parisiens du 7 janvier. « En seulement trois jours, le hashtag #JeSuisCharlie avait été utilisé plus de 5 millions de fois, alors que #JeSuisKenyan est apparu près de 10 000 fois au lendemain de l’attentat », relativise Radio France Internationale.

Kenya

Je Suis Kenyan

#JeSuis…encore ! Mécanisme bien pensant, commencent à pouffer certains, sur les mêmes réseaux sociaux qu’ils dénigrent.

Le hashtag #JeSuisCharlie crée au lendemain de l’attentat a été universellement partagé du fait de sa force à personnifier la mort des journalistes de l’hebdomadaire français, de sorte à ce que, paradoxalement, cette singularisation touche chaque homme en tant qu’homme. La mort des 148 Kenyans de l’université de Garissa doit elle aussi être « incarnée », « humanisée », pour ainsi dire.

#JeSuisKenyan, c’est enfin une manière de recréer des lois de proximité avec pour seul critère valable l’humanité.

Une injure contre la culture

Les meurtriers de Paris s’en sont pris à la liberté d’informer. Ceux du Bardo, à la liberté d’expression artistique. Ceux de Garissa au savoir et à la liberté, comme le souligne un communiqué de la Conférence des Présidents d’Université française publié le 3 avril.

L’université de Garissa est la seule à offrir, dans une région grande comme la Grèce, un enseignement supérieur. Le massacre d’étudiants sous couleur d’appartenance religieuse dans une université est aussi une injure contre le savoir et sa vocation universelle.

Depuis les réseaux sociaux, un petit rassemblement symbolique place de la Sorbonne à Paris aura lieu mardi 7 avril à 8 heures du matin ; cela avant une grande marche, organisée elle aussi via les plate-formes sociales Facebook et Twitter, mercredi, à 18h, place de la République à Paris. Un défilé de 4 millions de personnes ?

La solidarité, à quoi ça sert ?

« A quoi ça sert, est-ce qu’il y aura vraiment un nombre conséquent de personnes ? », nous objecte t-on déjà, comme si un geste symbolique était à estimer en fonction de son efficacité, à l’instar d’une opération commerciale ou militaire.

GARISSA

Raisonnement infantile, que de jauger une action à l’aune de sa capacité à changer immédiatement la face du monde. A cet égard, la facilité des réseaux sociaux à mobiliser et à sensibiliser les internautes ne doit pas nous égarer.

Soupir nihiliste, que de douter du bienfondé d’un humble appel à faire ce qui est en notre mesure immédiate, comme si on avait à économiser nos gestes.

Tous ces pas répétés, ces communiqués déclamés, ces hashtags griffonnés sont diablement minuscules face à l’horreur des massacres systématiques auquels s’adonnent les fondamentalistes islamistes, en particulier depuis le début 2015. Alors, on doit-on s’en passer et s’enivrer du beau temps ? A moins que mieux vaille être minuscule que minable.

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– A lire  sur l’Atelier des Médias de RFI : « Garissa : Face à l’indifférence, les médias sociaux veulent mobiliser » (Clara Schmelck)

– A lire sur Intégrales Mag : le reportage d’Intégrales Productions « Kenya : dans le camp de Dadaab » (Farouk Atig et équipe JRI)

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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