2015, l’année du terrorisme supra-national

Plus encore que 2014, l’année 2015 aura été marquée par le sceau du terrorisme islamiste ; un terrorisme hybride, ultraviolent et qui se joue des frontières internationales comme autant de lignes Maginot. Au centre de cette toile mortifère, tissée avec minutie et machiavélisme, se trouve un acteur devenu le point de mire de tous les regards et la hantise des puissances occidentales : l’organisation Etat islamique (EI), qui maîtrise désormais tous les moyens de communication modernes. 

Depuis la proclamation de son « califat », à la fin du mois de juin 2014 après la prise – presque sans coup férir – de Mossoul, la deuxième ville d’Irak, le mouvement djihadiste dirigé par Abou Bakr Al-Baghdadi n’a cessé d’étendre son assise territoriale. Il contrôle aujourd’hui un vaste espace à cheval sur l’Irak et la Syrie, dont la superficie est à peu près comparable à celle de la Jordanie et sur lequel vivent environ dix millions de personnes.

Au fil des mois, les ambitions de l’EI ont muté. Locales à l’origine, elles sont aujourd’hui internationales. Avec une stratégie claire : frapper « l’ennemi lointain », et si possible le ventre mou que représente le continent européen. En cela, Daech [acronyme arabe de l’EI] ne fait que suivre la ligne tracée il y a plus de dix ans déjà par le Syrien Abou Moussab Al-Souri, un ancien conseiller d’Oussama Ben Laden.

En 2004, dans son « Appel à la résistance islamique mondiale », un opus de 1 600 pages, ce théoricien du djihad livrait sans détour ses noirs desseins : semer le chaos en Occident grâce à de petites cellules clandestines indépendantes, ce qui, par ricochet, nourrirait l’ire des populations contre la minorité musulmane, créant un climat de guerre civile. Depuis le début de l’année, ce « discours de la méthode » aux accents apocalyptiques a été repris sur le terrain par les zélotes de l’EI. Avec un macabre succès, comme l’atteste la triste litanie des tueries commises hors du « califat ».

De l’attaque visant l’hôtel Corinthia de Tripoli (Libye) en janvier (9 morts) aux attentats de Paris et de Saint-Denis le 13 novembre (130 morts, 350 blessés), en passant par ceux perpétrés contre le musée du Bardo (22 morts en mars) et à Sousse (39 morts en juin) en Tunisie, l’EI a fait de la terreur son mode d’expression. Parmi ses autres cibles : l’Egypte, le Liban, l’Arabie saoudite ou encore la Turquie, nonobstant la posture équivoque d’Ankara.

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Nouvelle franchise de référence  

Les exécutions sordides, par décapitation ou crucifixion, de « mécréants » – dialectique dont use et abuse l’EI pour disqualifier tout ce qui contrevient à sa vision littéraliste de l’islam – participent aussi de sa volonté d’instiller la peur chez ses ennemis « impies ». Journalistes japonais, Coptes égyptiens ou encore chrétiens éthiopiens ont subi cette violence sans limite, ineffable, qui semble attirer des recrues de tous horizons prêtes à faire leur hijrah [l’émigration vers le « califat »].

Car l’Etat islamique est devenu la nouvelle « franchise de référence », une source d’inspiration pour tous les salafistes djihadistes de la planète. Une sorte d’Al-Qaïda qui aurait réussi, avec la même finalité – instaurer un califat mondial fondé sur l’application rigoureuse de la charia, la loi islamique – mais une matrice beaucoup plus développée.

De fait, l’EI, même s’il présente des similitudes avec son aînée, la surpasse en tout. Par sa puissance, grâce à un trésor de guerre de plusieurs milliards de dollars alimenté par les trafics (pétrole, antiquités, stupéfiants, êtres humains) et l’extorsion systématique sous couvert de taxes prétendument islamiques. Par sa cruauté, comme l’ont montré les images insoutenables des derniers instants de Maaz Al-Kassasbeh, ce pilote de chasse jordanien brûlé vif dans une cage en acier. Par sa capacité, aussi, à s’implanter sur un territoire propre. Les hiérarques d’Al-Qaïda, eux, ont toujours été dépendants de l’hospitalité de leurs protecteurs talibans, en Afghanistan et au Pakistan.

Ce qui différencie enfin l’EI de la nébuleuse aujourd’hui dominée par Ayman Al-Zawahiri, c’est sa maîtrise aiguë des codes de la communication moderne. Ses publications, à l’instar des magazines en ligne Dabiq et Dar Al-Islam (« Demeure de l’islam »), possèdent une « esthétique » soignée et s’adressent à un public très précis. Ses vidéos, émaillées d’effets spéciaux et de récits « héroïques » sur fond de chants religieux, ressemblent à s’y méprendre à des bandes-annonces de films de guerre…

L’organisation prise également les réseaux sociaux, dont elle connaît l’effet amplificateur. Son principal mode de communication interne ? Telegram, une messagerie sécurisée où les échanges sont cryptés. Tous ces outils contribuent, non seulement à véhiculer sa propagande, mais aussi à lui offrir une formidable caisse de résonance.

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’Etat islamique, dont les combattants se compteraient par dizaines de milliers, ait réussi à fédérer derrière lui un large panel d’organisations terroristes. En quelques mois, les ralliements se sont multipliés, dont ceux du mouvement nigérian Boko Haram, en mars, et de l’émirat du Caucase, en juin.

Fort de ces allégeances, qui ne sont pas totalement dénuées d’arrière-pensées financières et logistiques, l’EI cherche à étendre sa zone d’influence. Il essaie aussi, depuis quelques semaines, de prendre pied dans la zone afghano-pakistanaise et d’y imprimer sa marque, quitte à marcher sur les brisées des talibans.

Ce puzzle éclaté sur plusieurs continents ne facilite guère la tâche des puissances engagées dans une lutte à mort contre l’Etat islamique. Mais le véritable nœud gordien se situe au Moyen-Orient, et plus précisément en Syrie. Là-bas s’affrontent des forces aux intérêts contradictoires liés, non pas à l’EI, mais au sort du président alaouite (chiite) Bachar Al-Assad : la Russie et l’Iran le soutiennent, la Turquie et l’Arabie saoudite veulent sa chute.

Ligne de faille entre Moscou et Ankara 

Et pour complexifier un peu plus la donne s’ajoutent d’autres lignes de faille, entre chiites iraniens et sunnites saoudiens, mais aussi entre Moscou et Ankara, dont la relation est glaciale depuis qu’un chasseur-bombardier russe a été abattu par l’aviation turque, le 24 novembre, près de la frontière syrienne. Guerre de mots et d’egos entre le « tsar » Vladimir Poutine et le « sultan » Recep Tayyip Erdogan. Le maître du Kremlin a même accusé son homologue turc et sa « clique » d’être impliqués dans la contrebande pétrolière avec l’EI.

Sur ce théâtre des ambitions et des frictions, pas facile pour l’Occident de trouver sa juste place. D’autant qu’il s’agit de porter le fer et le feu en terre d’islam. Bâtir une coalition unie contre les hommes en noir nécessite moult contorsions diplomatiques. Plus « ouverte » depuis que ses intérêts ont été visés dans le Sinaï, vraisemblablement par l’EI, la Russie a, pour un temps sans doute, mis en sourdine son combat contre les insurgés anti-Assad.

Quant aux Américains, ils se sont dits prêts à s’investir plus avant, en renforçant le déploiement de forces spéciales sur le front syro-irakien. Mais de là à ce que les deux pays, en froid depuis la crise ukrainienne, coopèrent étroitement, il y a un grand pas, qui n’a pas encore été franchi. En dépit de l’engagement récent du Royaume-Uni et de l’Allemagne (dans un rôle de soutien plutôt qu’offensif), l’entente parfaite demeure un vœu pieux.

Le noeud libyen 

L’Etat islamique, pendant ce temps, sème les germes du chaos et du fanatisme en Libye. Profitant de ce que le pays est en jachère politico-institutionnelle depuis la mort de Mouammar Kadhafi, en octobre 2011, il espère y prospérer à la faveur d’alliances locales de circonstance. D’après l’ONU, il disposerait d’environ 3 000 combattants sur place. A Syrte, ex-bastion kadhafiste, les décapitations publiques ont commencé et les stations de radio locales ne diffusent plus de musique. Une situation qui, bien sûr, nourrit l’inquiétude des Etats voisins, au premier rang desquels la Tunisie, à l’ouest.

La Libye sera-t-elle la prochaine terre de conquête de l’EI ? Ce scénario serait désastreux pour le Vieux Continent, l’île de Malte, premier pays européen, n’étant qu’à 500 kilomètres des côtes libyennes… La question qui agite aujourd’hui les états-majors politiques et militaires mondiaux est de savoir comment éradiquer efficacement l’EI.

La seule force militaire ne suffira pas 

Tous les experts sérieux s’accordent à dire que la seule force militaire ne suffira pas, quand bien même les pays arabo-musulmans choisiraient d’intervenir au sol en Irak et en Syrie. Il faudra aussi s’attaquer à son idéologie – que le wahhabisme saoudien a contribué à répandre à coups de pétrodollars –, tarir ses sources de financement et éradiquer ses cellules dormantes. Une gageure ? Le défi s’annonce délicat à relever. L’Europe, en effet, est confrontée à une vague migratoire sans précédent depuis la seconde guerre mondiale ; un flux humain dont il y a fort à parier que l’Etat islamique saura se servir pour mieux infiltrer les « terres ennemies ».

Par Aymeric Janier, journaliste au Monde, contributeur auprès du CF2R (Centre français de recherche sur le renseignement) et auteur du blog « Relations Internationales« . 

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Aymeric Janier

Aymeric Janier

Aymeric Janier est journaliste, notamment au Monde, et spécialiste des relations internationales. Il est l'auteur du blog "Relations internationales, états critiques".

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