Tinder, l’interdit de l’altérité

ENQUÊTE

La culture 3.0 est-elle celle du « hook up », ou « coup éclair », pour le traduire ainsi, culture ou tous les coups sont permis ? Le principe de la rencontre artificielle n’a rien de nouveau. L’entremetteuse, intermédiaire dans les intrigues amoureuses ou chargée d’arranger une aventure, fait partie du répertoire de la satire et de la comédie depuis l’Antiquité. Pendant longtemps, les pages de petites annonces des journaux ont rempli ce rôle. Dès le début des années 2000, l’arrivée d’Internet et des premiers services de messagerie électronique à l’instar de MSN a popularisé ce qu’on a commencé à appeler le « speed dating » (rencontres éclair) ou les « supermarchés de l’amour ».

C’est depuis trois ans à peine que la technologie du mobile a permis à l’offre de rencontres en ligne de se diversifier et de toucher de nouveaux publics. Tinder, lancé à Los Angeles en octobre 2012, revendiquait en avril 2015 1,6 milliard de profils et 26 millions de « matchs », ou « rencontres » quotidiennes.

Le succès de ces nouvelles applications de dating repose sur quatre nouveautés technologiques : le première est l’adaptation au format de lecture des smartphones, qui permet de se promener avec l’application partout sur soi, et ce y compris dans les lieux les plus intimes. La deuxième est la technologie de la géolocalisation, qui fait de l’application un outil de proximité. Il est désormais possible d’aller rejoindre un partenaire dans un laps de temps très court. La troisième est la performance accrue des algorithmes de recommandation, qui permettent d’affiner les choix de personnes à trouver. Enfin, la réticulation des sites de rencontre avec les autres réseaux sociaux généralistes au moyen de « widgets » et de boutons de partage désenclave les applications de rencontres, il y a peu de temps encore confinées dans les ruelles mal éclairées du web.

Ce qui a donc radicalement changé à la faveur du virage numérique et plus précisément de l’essor de la technologie du mobile, c’est d’une part, le fait que le site de rencontres sur internet ne soit plus vécu comme un espace virtuel mais comme un lieu dont le réel sera le continuum extensif, et d’autre part, que la plate-forme de rencontre soit devenue un réseau social à part entière. Comme sur Facebook, on s’enjolive de selfies, on se sur-valorise moyennant une mise en scènes de soi.

Le motif sexuel répond quant à lui avec efficacité à des motivations pleinement sociales, et qui correspondent à autant de façon de vivre l’espace commun : palier une situation de relégation lorsqu’on s’ennuie en périphérie des grands centres culturels, fonder rapidement un foyer en kit dans un pavillon de banlieue par crainte du lendemain, ou encore poursuivre une quête irrefrénnée de séduction afin d’assoir sa réputation de citadin branché. Ce n’est pas un hasard si pour chaque type de vie en société désiré, il existe une application de rencontres dites érotiques. La banalisation de l’usage de telles plate-formes signale moins une tendance générationnelle au sexe pour le sexe qu’un vivre en commun manqué. Enquête sur Tinder.

Cible : Cupidon CSP+

« Love me Tinder ! ». Le principe de l’appli à la flamme rougeoyante consiste à faire défiler des visages dans un certain périmètre autour de soi. Je valide les gens en envoyant leur visage vers la droite, ou bien je les élimine en les éjectant vers la droite. Lorsque la la validation est réciproque, il se produit un « match », et la conversation s’enflamme. Le coup de génie du Swipe explique peut-être en partie pourquoi Tinder est la plus urbaine des plate-formes mobiles dédiée aux rencontres. Au café, dans le métro, en soirée, l’appli vernit les doigts fins de hipsters. Si le smartphone est un accessoire de séduction, Tinder est l’accessoire dans l’accessoire, le carré de soie dans le sac en cuir.

Quand un grand quotidien de référence comme Le Monde lance une « Matinale », qui permet de sélectionner d’un « swipe » des infos pour les « pusher » ensuite auprès de ses contacts, les utilisateurs de Tinder ont l’impression de naviguer sur le site de dating avec le même sérieux qu’en balayant de l’oeil les actualités du matin. Depuis un an, de nombreux grands médias d’information se sont appropriés à leur tour le geste du swipe, en proposant aux lecteurs de « teaser » une information accompagnée d’une photo et d’un texte court. Il revient à l’utilisateur le choix d’accéder ou non à la suite de la nouvelle et de la partager sur Twitter ou Facebook.

Tinder France cible manifestement les jeunes classes cultivées et créatives. Les filles et les garçons que j’y ai croisé lors de mon enquête en candide sur ce site sous différents avatars féminins m’ont épargné le cauchemar de la pornographie et les fantasmes de remparts. Esthètes auto-proclamés du sexe, ils aiment tout autant la gastronomie, la littérature étrangère, la musique pointue et la photographie. De l’approche, bien entendu, mais aussi beaucoup de questions existentielles sur l’amour et la mort.

Le 12 août 2015, Tinder a réagi par tweets à un article publié dans la version américaine de Vanity Fair, et intitulé « Tinder et l’aube de l’apocalypse de la rencontre ». Tinder crée des expériences inédites, et les gens qui tour à tour y étalent leur atours recherchent des relations qui ont du sens, plaident à la barre des accusés du meurtre d’Eros des responsables du site. En 2014, le blog Kombini notait que de jeunes Palestiniens étaient entrés en contact avec des Israéliens via l’application de dating, seule échancrure dans le mur des interdits et des préjugés. Cette expérience originale a permis à des Israéliens et à des Palestiniens d’adoucir leur perception du conflit, et les échanges, exceptionnellement cordiaux étant donné la nature du lieu où ils se produisaient, étaient souvent touchants, à l’instar de celui-ci : « – You are arab and I’m a jew, that’s not a problem for you ? – Well, d’you know Romeo and Juliet ?- Ahahah ! Do you have some more pics ? »

Le jeu de séduction qui se crée à la faveur du Swipe, épicé par le va-et-viens de photographies plus suggestives que racoleuses, laisse penser que Tinder, dont l’usage autorise à s‘émanciper du consumérisme pornographique, est le nouvel éros numérique.

Compatibilité d’égos

Etant donné que l’usage veut que toute concrétisation soit précédée par un bref échange verbal sur la messagerie du site, on pourrait croire en la vertu de l’écart du dialogue, qui permet aux partenaires pressentis de dépasser le stade de la pulsion.
Toutefois, le mode de l’échange, effectué par ordinateur, pousse à la précipitation en ce sens qu’il interdit tout remaniement des formes du langage. Le logiciel d’écriture informatique prive de toute rature, force à passer à la ligne comme on doit se mettre en rang par deux, et bien entendu, interdit formellement tout dessin au crayon fin, tout usage du ruban adhésif. Seule possibilité : ajouter des photographies. On est loin de la poésie du calligramme. Sans courbe ni point de fuite, ainsi se gère l’amour en ligne. Mais, cela importe peu, car il ne s’agit pas de faire connaissance, mais de vérifier une compatibilité d’égos.

Ce n’est pas un autre que je désire, mais de multiples variables d’un moi tel que j’ai conçu ce moi à mon image en fournissant à l’algorithme de l’application un ensemble de photos et de descriptifs. Sur Tinder davantage que sur n’importe quel site dont la fonction est d’accoupler des sujets qui ne se connaissent pas d’ordinaire, la construction du « je » constitue la règle du « jeu ». Un mauvais « je » est immédiatement jeté d’un revers de l’index, c’est à dire déplacé vers la gauche de l’écran d’un brusque « swipe », livré à la honte d’une occasion d’échange ratée. Il faut ainsi renoncer à dévoiler ses passions, taire son humour et ses idées, passer sous silence ses expériences singulières, soit tout élément de différenciation qui pourtant serait à même de tisser les prémices d’une intimité. Lorsque le rendez-vous est sur le point d’être engagé, les échanges s’agrémentent de sentiments sucrés. Formuler des banalités évite d’avoir à dévoiler sa façon personnelle d’appréhender son futur partenaire, au risque de choquer ou de déplaire. En clair, Tinder me propose d’entrer en contact avec des gens sans avoir jamais à prendre le risque et la responsabilité de s’adresser à un(e) autre, et au rebours, retient tout(e) autre d’oser s’adresser à moi.

Un univers clos

Les applications de rencontres donnent l’impression aux gens de sortir de chez eux alors qu’ils accumulent les rendez-vous peu aventureux dans leur périmètre de confort. Le réseau social prétend dévérouiller un univers infini de profils attrayants. Or, il encercle dans un monde clos, réglementé par l’algorithme de recommandation. Vous ne prenez pas contact avec n’importe-qui, comme cela restait le cas à l’époque des petites annonces amoureuses, mais avec quelqu’un installé près de chez vous, issu du même milieu culturel, exerçant dans le même segment de professions et qui a fait des études similaires aux vôtres. Le procédé, vendu comme une subversion moderne, est en réalité tout aussi corsetant que les mariages arrangés moqués par Molière.

Conséquence : là où le monde était un entourage illimité, un monde de contours délimités par des contours — chaque limite renvoyant toujours plus loin, la recommandation algorithmique fait de l’espace vécu un environnement saturé par des calculs mathématiques invisibles. L’espace civil de la rue est déjà achevé à chaque instant où nous l’investissons physiquement. Je suis installée à la terrasse d’un café. Le temps change. Une tempête paraît se former dans le ciel. Je ne rencontrerai jamais le garçon que le froid fait trembler à la table d’à côté. Quelqu’un a déjà réservé ses yeux. Lui aussi, attend sa commande. En fait, le ciel ne se fendra d’aucune pluie.

En un quart de siècle, cafés, gares, places et lieux culturels ont été confisqués, aseptisés, labellisés. Les campagnes se sont enlaidies de centres commerciaux et de carrefours giratoires, les banlieues résidentielles dévitalisées, et le coeur des grandes villes gentrifié au point d’être hors d’accès pour les petites bourses. Ces trois facteurs expliquent la baisse considérable du nombre d’espaces populaires, autrefois propices à la magie du premier regard. Pour jouir du luxe que procure les rencontres amoureuses spontanées, il est nécessaire d’avoir les ressources qui permettent de fréquenter des lieux culturels amènes, c’est à dire des librairies, des salles de spectacles et des cafés toujours plus chers, des bibliothèques et des musées que s’interdisent de plus en plus souvent les moins privilégiés, par peur de recevoir au visage les bris du fameux « plafond de verre ». A cela s’ajoute la crainte croissante du terrorisme, qui, depuis 2001, a ramené la raideur de l’uniforme dans les rues des démocraties occidentales, entrainant partout un stress palpable. Les parcs, les métros, les bancs publics, deviennent à leur tour des unités hostiles. Dehors est l’aire du soupçon. Il est de plus en plus mal aisé d’échanger une parole, de se suivre du regard, d’éclater de rire ou d’entamer une chanson. Tinder et les applis du même acabit ont pris acte de cet échec du vivre en commun : la prise de contact s’établit depuis un lieu privé, et le lieu de rendez-vous entre les deux individus qui se « matchent » est un espace privatisé, un dehors déminé de sa dimension ouverte à tous.

Aucun paysage, aucune disposition architecturale, aucun bruit de rue ne peut plus accueillir l’expression particulière d’un désir ou d’une gêne, celles-là même qui créent l’aura d’une rencontre authentique. Les deux individus se parlent sans métaphores, privés de cette inspiration si étrange que seule la pudeur peut animer.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Et, lorsqu’il vous prend de rêver alors que vous marchez dans la rue, transporté par l’enchantement d’un beau livre, d’un film ou d’un morceau de musique, le son de la culasse des sites de rencontres vous rappelle à l’ordre. C’est en lançant des affichages publicitaires ciblés qu’Eros numérique incarcère les coeurs : « Les rencontres, ça se provoque, bougez-vous ». On sait où retombe la flèche. Rien ne doit être laissé à l’aléa, à l’hésitation, à l’erreur. Eros numérique n’erre pas. Il ne voit pas, il prévoit. Il ne promet pas, il garantit. Sans réserve. Tout plan convenu sur internet doit tacitement déboucher sur le résultat que J’exige et dont le scénario est aussi précisément nommé qu’un ordre de mission militaire. Le « plan » : le mot même est chargé.

Ce qu’il y a d’essentiellement pornographique dans les applications de rencontres, et quand bien même on y expurgerait tout élément appartenant au dit domaine du X en censurant des mots ou des images, c’est l’interdit de l’altérité. L’autre n’existe pas. Il n’y a pas d’autre espace que celui que l’algorithme de recommandation a façonné pour moi – pas même en rêve ; pas de personne autre qui puisse m’être présentée par quelque généreux hasard.
Les lois de proximité réclusives générées mathématiquement, les faces qui défilent, l’enchaînement impeccable et sans grâce des « expériences » : tout dans le fonctionnement des sites mobiles de rencontres reproduit la structure des récits pornographiques, similaires d’ailleurs aux utopies totalitaires. L’humain, dans son infime fragilité, est nié. Quand Tinder trouve une application dans la vie réelle des gens, c’est pour qu’ils habitent un monde intact et immobile comme la mort, tout en les maintenant dans l’illusion d’y trouver un échappatoire émoustillant.

(Extrait de « Tinder et Thanatos », paru dans la revue Medium, n°46/47, dir. Régis Debray, janvier-juin 2016, Paris, Gallimard)

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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