Daech 3.0 : Enquête sur les réseaux du chaos

Les islamistes de l’organisation EI ont inclus à leur stratégie de la terreur la médiatisation de leurs meurtres de masse. Enquête.

Article initialement publié dans Médium, la revue de Médiologie (Gallimard), puis repris par L’Obs/Rue 89.

Bannière, cliché, slogan : côté réseaux sociaux, c’est le hashtag qui est le nerf de la guerre. Du compassionnel #JeSuisCharlie de 2015 à l’agressif #Nice_Attack qui glorifie le carnage du 14 juillet, il se pourrait bien que, sur ce terrain aussi, Daech (#ISIS, #EI, #Daesh)  ait pris une longueur d’avance sur les démocraties.

Le 7 janvier 2015, l’algorithme de Twitter plaçait #JeSuisKouachi, pastiche pro-islamiste du #JeSuisCharlie, en position favorable de Trend Topic (sujet important à suivre). Cette visibilité offerte aux deux frères auteurs de la fusillade a représenté une victoire symbolique pour Daech. Elle a aussi consacré le champ du hashtag comme terrain de guerre, où les deux camps antagonistes s’affrontent directement, à armes inégales. Sur Telegram, un outil de propagande utilisé par les sympathisants de Daech, les djihadistes ont appelé à utiliser le hashtag #Nice_Attack pour glorifier le massacre du 14 juillet sur la Promenade des Anglais . En mémoire de l’homme d’Eglise assassiné quinze jours plus tard à Saint Etienne du Rouvray, la communauté catholique a multiplié les désarmants hashtags #JeSuisCatholique et #JeSuisPrêtre… Quel rôle les hashtags et les réseaux sociaux jouent-ils dans l’évolution du combat contre le terrorisme islamiste et dans les representations que nous nous en faisons?

Des terroristes Digital Natives

En septembre 2001, dans les premiers jours qui ont suivi l’attaque des Twin Towers à New York, on s’est sérieusement demandé si Al Qaeda n’était pas une fiction, une invention de l’administration américaine ou un fantasme des médias, tant les traces physiques attestant l’existence de cette organisation terroriste restaient impalpables. Réseau flou, réseau mou, Al Qaeda anticipait sur l’outil qui allait venir : l’internet des réseaux virtuels que sont aujourd’hui Twitter, Facebook, Instagram, Youtube, ou encore Telegram. En 2001, Ben Laden transmettait une VHS à la CIA. Une séquence vidéo de mauvaise qualité, archaïque comme un péplum biblique, montrait le chef d’Al Qaeda la tête couverte d’un linge crasseux, assis au creux d’une roche érodée. Sa voix, à peine audible, proférait des menaces apocalyptiques à l’encontre des Américains. Le film a fait le tour des télévisions du monde entier et a circulé en boucle sur le web.1.0 naissant.

Comme leurs aînés d’Al Qaeda, les djihadistes de Daech (l’Etat Islamique, l’EI) tissent leur toile sur le Dark Net, cet internet crypté, tramé de sites illégaux, où se retrouvent quelques personnalités sympathiques comme les lanceurs d’alerte mais où l’espace est surtout occupé par les trafiquants d’armes, de drogues, d’organes, de femmes et d’enfants, et où transite aussi l’argent sale des paradis fiscaux. Le Dark Net est consubstantiel au mode opératoire de Daech qui rivalise avec les start up les plus avancées du web 2.0 : rapidité et horizontalité, confidentialité, réduction des coûts de fonctionnement, proximité des sources de financement, approvisionnement direct en armes. Mais le terrorisme est aussi parfaitement en phase avec les suprastructures conviviales du Web.
Digital Natives, les djihadistes, dont l’âge moyen est de 21 ans, comprennent vite que les médias sociaux peuvent participer activement à l’aggravation d’un conflit.

Politiquement, le hashtag permet de réunir les internautes derrière un mot-clé de ralliement assorti d’un message-slogan ou d’un mot d’ordre. Aussitôt après l’attentat de janvier 2015 contre Charlie-Hebdo, le hashtag #JeSuisCharlie a connu un succès mondial, chaque internaute l’utilisant comme un signe personnel de soutien aux victimes, sur le mode de l’identification et de la solidarité. C’est à cette occasion que le hashtag a commencé aussi à être utilisé comme un emblème iconique au-delà d’Internet : au cours des manifestations des 10 et 11 janvier 2015 de nombreux manifestants ont arboré le hashtag #JeSuisCharlie dans les défilés, sous forme d’autocollants, de pancartes ou d’affiches. Par sa viralité massive, le hashtag peut jouer un rôle décisif dans la diffusion des nouvelles d’actualité sur les réseaux sociaux, en propageant des informations (non contrôlées) beaucoup plus rapidement que les médias traditionnels (radio, télé, presse écrite) ou que les médias numériques. Au fil de l’actualité, #JeSuisCharlie a été suivi de #JeSuisFlic, #JeSuisBataclan, #JeSuisNice, #JeSuisBagdad… Après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, le hashtag #JeSuisBruxelles s’est propagé sur Facebook, Twitter et Instagram, immédiatement suivi par #StopIslam  qui est devenu le hashtag le plus partagé sur Twitter.
medium-49Sur Twitter, Youtube, Facebook et Snapchat, les contenus sont partagés librement en continu et à l’infini : il est loisible à quiconque de faire circuler et de partager des images ou des slogans qui font l’apologie de Daech. Pour l’État Islamique, l’objectif est double : maintenir les démocraties dans un état permanent de frayeur, et recruter dans le monde entier des nouveaux soldats du #Khilafah (le Califat). Le hashtag #AllahûAkbar a pour fonction de relier les « soldats du Djihad » tout en leur désignant comme cibles les #Kouffar, « les mécréants », « les alliés des Croisés », le peuple du « Royaume de la Croix ».

En août 2014, la diffusion en direct sur Youtube de la décapitation du journaliste américain James Foley par un soldat de Daech est partagée à des milliers de reprises sur tous les médias sociaux. L’EI a su exploiter un des ressorts de la communication sur les réseaux sociaux : plus une vidéo est révoltante au plan émotionnel et éthique, plus elle a de chance d’être partagée massivement, rapidement, et surtout sans être modifiée, tronquée, ni parodiée. Les utilisateurs des réseaux sociaux se comportent de manière identique aux lecteurs fébriles des tabloïds et de la presse à sensation, friands de catastrophes et de mutilations : ils aiment le spectacle pixellisé du feu et du sang, comme leurs aïeux aimaient l’image photographique des meurtres et des trains qui déraillent, sur la couverture du Petit Journal, à l’époque des attentats anarchistes, il y a plus d’un siècle. L’image atroce fascine, Platon le disait déjà : c’est une injonction, on ne peut en détacher les yeux. S’en arracher est une souffrance. Même les médias traditionnels sont contraints, sinon de reproduire la vidéo sur leurs sites, du moins de la mentionner en vue de la commenter. Il ne s’agit plus simplement, pour les islamistes, de s’appuyer sur un réseau de propagande efficace, mais de faire de chaque internaute potentiel un agent bon gré mal gré de sa propagande.

Facebook assure supprimer tout discours incitant à la haine, « ce qui comprend tout contenu qui attaque directement des personnes en raison de leur race, leur ethnicité, leur origine nationale, leur religion, leur orientation sexuelle, leur sexe ou leur identité sexuelle, leur infirmité ou leur état de santé. » Pourtant, les algorithmes de censure paraissent bien plus assidus dans la censure d’un sein dénudé que dans le contrôle et l’interdiction des propos racistes, des appels à la haine ou des publicités faites aux carnages .

Twitter lance Périscope en mars 2015 et Facebook réplique avec Facebook Live un an plus tard. L’État Islamique s’appuie aussitôt sur la nouvelle fonctionnalité du direct dans les réseaux sociaux en vue d’amplifier l’impact immédiat de ses exactions. Le 13 juin dernier, le terroriste, franchisé par Daech, qui a tué deux policiers dans la bourgade de Magnanville n’a pas manqué de filmer en live son assassinat pour qu’il soit diffusé en temps réel sur Facebook. Les chaînes d’information en continu étaient déjà doublées au moment même où l’événement avait lieu.

Eclater l’information

Exploiter le régime de concurrence qui sévit entre réseaux sociaux et médias d’information professionnels fait partie intégrante de la stratégie de Daech. Le but est de confondre et de polluer les sources d’information assez profondément pour saper la relation de confiance entre les citoyens et les médias officiels.

Inévitablement, dans la temporalité du direct, les processus de validation d’informations massivement issues des réseaux sociaux, sont fragilisés et rendus presque impraticables. Les dérapages sont inévitables. Quelques minutes après les attentats de Bruxelles, plusieurs médias officiels, belges ou français, se sont hâtés de diffuser des images circulant sur Internet et qui provenaient en fait d’une archive sur une scène d’attentat dans un aéroport à Moscou en 2011, ce que n’a pas manqué de railler la twittosphère et le petit monde des réseaux sociaux qui en étaient pourtant responsables. Si les chaînes TV obtempèrent, pendant ce temps, les interviews fantasques directement filmées depuis Périscope se multiplient. Au moment de l’attentat à Nice, une fausse information a circulé pendant deux heures sur les réseaux sociaux : les terroristes auraient pris en otage des gens à l’hôtel Negresco. Pour ne pas risquer de faire beaucoup moins vite et beaucoup moins bien qu’Internet, les chaînes de télévision d’information en continu ont été amenées à reprendre la nouvelle, en la modalisant (« Il semblerait que… ») ou en citant les médias sociaux, avant de devoir apporter un démenti.
Les citoyens, désorientés, ne savent plus où donner de la tête pour trouver les informations exactes et à défaut, sous la pression des événements, se trouvent spontanément conduits à accréditer les informations les plus alarmantes. Lors de l’attentat de Nice, pour éviter que les téléspectateurs ne se sentent maintenus à l’écart de l’actualité la plus brûlante, la chaîne publique France 2 fait le choix inouï d’interroger en direct un homme qui vient de perdre sa compagne. Spécialiste du trauma, la docteur en psychologie, Marianne Kedia juge que les chaînes de télé devraient s’interdire d’interroger à chaud les victimes des attentats, au motif légitime que ces personnes en état de choc ne sont en état de maîtriser ni leur propre image et ni la portée de leurs propos. La secrétaire d’Etat aux victimes recommande fermement aux médias de « repenser leur éthique ». Le Monde et BFMTV en ont pris acte, puisque ces deux médias ont décidé, au lendemain de l’attaque de Saint-Etienne du Rouvray, le 27 juillet 2016, de ne plus publier d’images relatives aux attentats, tandis que, de son côté, Europe 1 prenait la sage décision de taire le nom des terroristes pour éviter d’en rajouter sur la publicité qui leur est faite, tout en protégeant les familles des terroristes qui, dans bien des cas, ne sont en rien responsables des exactions.

Aussitôt une bonne partie de la twittosphère s’est mise à crier au complot : l’Elysée et Matignon chercheraient à museler les médias pour éviter d’avoir à reconnaître des vérités qui fâchent. Certains journalistes avertissent déjà que si cette mesure devait devenir un principe, c’est leur liberté d’expression qui serait remise en cause. Les réseaux sociaux, où personne n’est soumis à aucune règle ni à aucune déontologie, deviennent le lieu où les Français croient pouvoir s’informer sans filtre et sans censure, au détriment de tous les organes de presse (radio, télévision, presse écrite) qui se trouvent massivement décrédibilisés. Les djihadistes recyclent la méthode de Samson, premier terroriste devant l’Eternel selon Régis Debray : si la Presse libre est bien le temple de la démocratie, ce sont ses piliers les plus solides qu’il s’agit de renverser pour faire s’écrouler tout l’édifice sur la communauté des fidèles, quitte à y perdre la vie.

La responsabilité des empires Facebook, Twitter et Google

Pour des entreprises cotées en bourse comme Twitter, Youtube (Google) ou Facebook, il est vital de faire des bénéfices. Or, le crime paye : les images de carnages et les discussions post-attentats amènent de nouveau utilisateurs sur leurs plateformes et fidélisent les anciens. Les scènes de violence relayées par les terroristes génèrent des pics d’audience qui leur assurent des recettes publicitaires exceptionnelles. On peut se demander pourquoi Facebook France n’a supprimé qu’après l’attentat de Nice la page principale francophone de l’EI qui comptait 11300 abonnés et diffusait des contenus de propagande depuis novembre 2015.

Twitter a annoncé dans un article de blog publié début février 2016 avoir suspendu plus de 125.000 comptes depuis le milieu de l’année 2015, pour «menace et promotion d’actes terroristes, principalement liés à l’État islamique». Mais, cette décision est arrivée tardivement, à un moment où Daech était déjà suffisamment organisé pour répliquer immédiatement par une vidéo de menace de mort sur le réseau social de conversation audio Telegram. La séquence de 25 minutes, intitulée «Flames of the supporters» et datée de juin 2016, met en scène Mark Zuckerberg et Jack Dorsey, respectivement patrons de Facebook et Twitter, criblés de balles.

Indispensables réseaux sociaux

Twitter, Facebook, Snapchat, Youtube, Instagram, qui se sont tous construits sur le même modèle technologique et qui fonctionnent selon les mêmes principes juridiques se sont révélés compatibles, tant sur le plan technologique que sur le plan économique, avec les contenus nihilistes et criminels véhiculés par Daech. Alors pourquoi ces plateformes numériques sont-elles souvent présentées par la presse occidentale de manière très positive comme le symbole et l’instrument mêmes de la démocratie directe, et pourquoi les gouvernements ont-ils tant tardé à demander à Facebook et à Twitter de censurer les contenus qui font l’apologie des crimes et de l’idéologie de Daech ?

En 2011, le Printemps Arabe a semblé montrer à la face du monde qu’un mot-dièse, #Dégage, avait le pouvoir de renverser en quelques semaines un régime despotique installé depuis des décennies.
En février 2014 en Ukraine, les médias sociaux, alors balbutiants dans le pays, ont joué le rôle que la presse se refusait à jouer parce qu’elle hésitait à couvrir une guerre civile aux composantes douteuses et préférait s’en tenir à une prudente abstention. Sans se poser de questions, les médias participatifs ont su répercuter en temps immédiat la gradation de la violence. Instagram s’est transformé en un instrument capable d’alerter les occidentaux sur les souffrances infligées aux habitants de Kiev. En se présentant comme les seuls médias ayant le courage de saisir l’information en pleine zone de combats et assez performant pour permettre aux populations meurtries de s’exprimer en plein conflit, les réseaux sociaux se donnent à voir comme des outils éthiques qui surmontent les interdits, en offrant de surcroît à l’information authentique une nouvelle liberté de ton, une précision et un pluralisme inédits, à l’abri de toutes les censures qu’opèrent en sous-main les chancelleries et les Etats. En réalité, Twitter comme Instagram sont des outils sans foi ni loi, au service des matraquages les plus éhontés, et c’est par pur narcissisme idéologique que la presse occidentale se plaît à y voir quelque chose comme la victorieuse colombe du monde libre. Pendant le conflit ukrainien, les réseaux sociaux ont délibérément laissé affleurer toutes sortes de rumeurs et de contre vérités fabriquées aussi bien par la CIA et les services secrets occidentaux que par la Russie et les séparatistes. Loin d’être « démocratiques » et libérés de toute censure, ces médias sans axiologie, disponibles à toutes les influences, ont le sens politique de la girouette : friands de scoops et de buzz, ils ne font que reproduire les rapports de force et les stratégies d’intoxication qui se jouent toujours dans un conflit, en servant en outre de caisse de résonance aux propagandes les plus mensongères.

Un an après Maïdan, bien que l’utilisation par Daech de ces réseaux soit connue et analysée dans les médias, la presse, l’opinion et les gouvernements continuent à accorder un rôle entièrement positif aux réseaux sociaux dans la résolution du conflit : tout se passe comme si personne, ni les institutions, ni les rédactions, ni les internautes, ne pouvaient plus se passer de ces plateformes pour construire leur regard sur l’histoire telle qu’elle s’écrit et se visualise au présent.
Ces sites communautaires sont immédiatement mobilisés par les autorités, souvent avec succès, pour gérer les situations de catastrophe, instruire les enquêtes, reconstituer les filières terroristes et engager une réplique policière : les démarches indispensables pour prouver aux populations que l’État a repris la main. Réciproquement, les mêmes sites s’offrent au public comme des outils souverains pour que chacun puisse agir ou s’exprimer face à l’impensable et à l’irréparable. Les associations et les riverains se précipitent sur les réseaux sociaux après chaque attentat pour retrouver des proches ou porter secours aux victimes. En situation d’anxiété, ces plateformes sont utilisées comme un rempart rassurant à propagande des terroristes. #JeSuisCharlie, #PrayForParis et l’#AmourPlusFortQueLaHaine contrebalancent, du moins dans les esprits et les formulations, les râles conquérants de l’Etat Islamique.
Après l’attaque dans les locaux de la rédaction de Charlie hebdo, le registre de la compassion dominait les tweets et les posts Facebook. Les appels à des élans de solidarité physique étaient nombreux et relayés massivement. En janvier comme en novembre, une véritable empathie populaire envers la police et l’armée (qui était probablement une première historique depuis bien longtemps) a été ressenti comme une composante essentielle de cette volonté de faire corps, en dépit des menaces terroristes et contre elles. Sur du carton improvisé, sur les vitres des bureaux, sur le dos sale des autobus, Paris écrit #JeSuisCharlie, #JeSuisFlic, #JeSuisParis. En d’autres temps, et avec une autre conviction, un poète français disait « Sur mes cahiers d’écolier, Sur mon pupitre et les arbres, Sur le sable sur la neige, J’écris ton nom… ».
capture-decran-2016-10-28-a-15-42-54« #JeSuisParis » signifie « assimilons-nous tous à cette capitale souffrante. » De la même façon, quand seize personnes sont mortes dans l’attaque djihadiste (Aqmi, Al Quaeda au Maghreb) de la station balnéaire très populaire de Grand-Bassam, le 16 mars 2016, #JeSuisGrandBassam exprimait la volonté d’être solidaire avec les ivoiriens, eux aussi victimes du terrorisme islamiste. Les réseaux sociaux encouragent une solidarité internationale qui va de Paris à San Bernardino, en passant par Sousse, Damaturu et Kaboul. Et réciproquement, de Charlie Hebdo à Nice, ce sont encore les réseaux sociaux qui permettent le mieux de mesurer l’empathie et la solidarité mondiale des témoignages qui convergent vers la France, des quatre coins du monde. A l’échelle de la nation, Twitter et Facebook jouent surtout le rôle d’une sorte d’agora où la République des gens réels s’interroge sur sa propre capacité à intégrer l’ensemble des citoyens en leur assurant sécurité, liberté et laïcité. Mais, à force de devoir se reformuler à chaque nouvelle attaque, les débats de l’agora tournent au leitmotiv obsédant et la bonne volonté des gens réels s’épuise de ne voir émerger aucune solution, ni à court terme ni à moyen terme, pour en finir avec le terrorisme et tout ce qui l’engendre.

Guerre d’usure

En intensifiant et en multipliant ses attaques, Daech entend mener une guerre d’usure. Elle se joue aussi sur les réseaux sociaux et le problème est que ce terrain paraît difficilement praticable pour ceux qui entendent y mener une lutte efficace contre le terrorisme. Depuis que chaque tuerie se trouve médiatisée comme une actualité via les réseaux sociaux, le temps et l’étendue ont pris le parti des tueurs. L’événement est rendu présent pour être partagé en temps réel ou quasi réel, en chaque point de réception de l’information (mon compte Facebook, Twitter) où que je sois. Par la magie des tablettes et des téléphones mobiles, l’attentat géolocalisé à un point précis se reproduit à des millions d’autres points au même moment. Et comme je ne me sépare jamais de mon sacro-saint outil de communication, les terroristes sont partout où je suis : au bureau, dans le métro, à la cuisine, sur mon lit. Partout et tout le temps : l’algorithme qui décide du taux de visibilité d’un contenu augmente la réitération de contenus identiques, ce qui accroît encore l’occasion de voir en boucle les images des paniques, des témoins, des blessés, et des déploiements de policiers. On n’en croit pas ses yeux. On peut y passer la nuit, hébété. Les images sanglantes tiennent lieu de mauvais rêves. Mais à force de se répéter, le scénario s’use autant que la patience des usagers.

C’est ainsi qu’en dix-huit mois, entre janvier 2015 et juillet 2016, le traitement des actes terroristes sur les réseaux sociaux a pu glisser du registre de la stupeur et de l’indignation à ceux de la colère et de la résignation, du champ lexical de la résistance à celui de l’impuissance. En 2016, les actes terroristes perpétrés par Daech à Bruxelles, à Tel-Aviv, ou encore à Orlando ont vu s’installer sur les réseaux sociaux un rituel de publication en trois temps : un signalement d’attentat, un hommage aux victime et une image symbolique. Le recours au hashtag joue un peu le rôle d’un airbag lexical : il amortit le choc tout en vous étouffant. Quelle que soit sa formulation (#BruxellesMaBelle, #LoveOrlando, #SolidarityWithSyria…) c’est un cliché, une idée reçue, un stéréotype sulpicien sous lequel se subsume une invocation collective à la cohésion, un désir impérieux de créer du « nous » au moment même où ce « nous » est menacé d’imploser.
Et la liste des suffixes accolés aux #JeSuis… s’allonge. Les variantes se multiplient. De compatissantes injonctions à l’américaine dans le style #PrayFor y ajoutent leur touch de religiosité universelle. Et chaque nouvelle attaque bénéficie de son image symbolique appropriée : après les attentats de Bruxelles, des dessins de Tintin en larmes ; après Orlando, une tour Eiffel habillée du drapeau rainbow, symbole de la communauté LGBTQ explicitement visée par l’attaque du Pulse. Les symboles stéréotypés se succèdent avec la même lassante obligation de trouver à chaque nouveau carnage une formule originale donnant la sensation d’authenticité. Chefs d’État, premiers ministres, porte-paroles et logographes s’emploient à trouver le synonyme qui permettra de dire une nouvelle fois « la stupéfaction devant l’horreur », « l’indignation et la juste colère devant l’indicible », « la promesse d’une punition impitoyable ». Même désolante litanie dans le lexique des réseaux sociaux, à ceci près que là, la stagnation des choses se traduit, de mois en mois, par de sensibles transformations dans les comportements.

Dans le cadre de cet article, nous avons imaginé un petit test pour évaluer la réaction des internautes face à deux formulations contrastées sur le compte Twitter @claraschmelck, qui bénéficie de près de 20 000 followers. L’expérience consistait à commenter différemment la même image, publiée à la Une du New Yorker : deux garçons en train de s’embrasser, en réplique aux assassinats homophobes qui venaient d’avoir lieu.
Le tweet n°1, plutôt combatif, était centré sur la dénonciation du fanatisme et de la violence : « Cette Une du @Newyorker datée du 27 juin. Là encore, le crayon arme contre les coups de feu des fanatiques.#Orlando ».

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Le tweet n°2 , plutôt empathique, posté une minute plus tard, était au contraire focalisé sur un message bébête recyclant un cliché : «  L’amour plus fort que la haine. Magnifique Une du @NewYorker. #Orlando ».

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Au bout de quinze minutes, le premier tweet, plutôt offensif, avait reçu deux « j’aime », tandis que le deuxième tweet, bien calé sur le stéréotype dégoulinant de l’amour universel, obtenait plus de vingt-cinq retweets.
Que peut-on en conclure ? Ce qu’on a appelé l’esprit du 11 janvier était fait d’un mélange de combativité anti-fanatique et d’empathie humaniste, dans un contexte explicitement laïc : les concepts de « fanatisme » et de « fanatiques » appartiennent pleinement au vocabulaire de la laïcité. Au cours des mois qui ont suivi, la posture humaniste et compassionnelle semble avoir pris le dessus, aux dépens de la combativité et de la posture laïque, en raison probablement du manque de résultats tangibles dans la lutte contre le fanatisme. Et nous nous trouvons peut-être aujourd’hui à un nouveau tournant, les formules empathiques et compassionnelles persistant comme une sorte de forme obligée, mais dans un climat de repli sur soi où elles perdent l’essentiel de leur sens et de leur crédibilité.
Depuis #JeSuisCharlie, on est passé de l’expression unitaire d’un refus frontal du fanatisme à un dispositif quasi automatique de consolation réitérable à l’identique. Mais le réflexe conditionné de l’empathie ne suffit plus à masquer les tensions qui traversent le « nous » improbable d’un collectif cherchant à se sécuriser par un discours aussi passif que pacifiste. Au même moment, l’EI, via son agence Amaq, se sert de ces canaux de communication pour diffuser en onze langues ses messages d’endoctrinement, ses revendications triomphalistes et ses incitations à la guerre intercommunautaire.

Rupture du  « nous »

L’esprit du 11 janvier était profondément national. C’était la police française protégeant les Français qui était fêtée. Mais si la France reste une cible privilégiée de Daech, force a été de constater que l’entreprise terroriste s’est donné pour mission de frapper partout dans le monde, de telle façon que ce « nous » qui se rassemble pour faire front à la menace terroriste se trouve progressivement élargi à un périmètre qui finit par être celui de l’humanité toute entière. Difficile de faire du « nous » à plusieurs nations même dans le cadre de pays rapprochés par le principe de l’union. On reste sensible aux coups qui sont portés à nos voisins Allemands ou Belges, et même à nos amis Américains et Tunisiens. Quant aux victimes de Syrie, du Pakistan, de Thaïlande, d’Irak, du Kenya ou de Côte d’Ivoire, que voulez-vous … La faculté à faire du « nous » a quand même des limites. C’est comme les réfugiés : on ne peut pas prendre en charge toute la douleur du monde. Plus le périmètre des attentats s’élargit et plus le « nous » rejoint un statut de fiction lexicale. Mais la tendance de la solidarité à rester délimitée par les frontières nationales n’exclut pas non plus un phénomène d’usure intérieure.
La France, organisatrice de l’Euro de football a conçu et organisé avec succès une sécurité sur mesure, à l’échelle de cette « maison Europe » qui était présente sur son sol. Et comme tout, à peu de choses près, s’est bien passé, l’Euro a été l’occasion de ré-élargir ce « nous » aux voisins de l’UE, Angleterre comprise malgré son mauvais esprit. L’hexagone avait bien protégé ses hôtes, c’était bon signe pour l’avenir. On commençait à respirer quand il y a eu Nice. La sensation d’accalmie était un mirage. Cette désillusion, jointe caractère dérisoire des moyens mis en œuvre pour le carnage de la Promenade des Anglais, se sont traduits par une nouvelle étape dans le processus de décomposition du « nous ».

Si un camion frigorifique peut devenir une arme de destruction massive et un voisin de palier se transformer en soldat du djihad en quelques semaines, l’empathie du « nous » finit par laisser place à l’urgence d’une méfiance réciproque. La prudence la plus élémentaire ne se limite plus à surveiller les colis suspects et les barbus en sueur, mais à soupçonner tout son voisinage en considérant avec raison que n’importe quoi est susceptible de se transformer en arme létale. Animés par une indifférence foncière qui les rend disponibles au meilleur comme au pire, les réseaux sociaux ne tarderont pas à emboîter le pas en prêtant crédit aux postures paranoïaques de la peur : ces plateformes dont pensait qu’elles pourraient constituer un lien populaire idéal pour une vraie reprise en main de la situation, ont surtout démontré leur capacité à exacerber les rumeurs en donnant visibilité à toutes sortes d’animosités ou d’opinions séditieuses. Dans un environnement français où la fracture partisane se trouve misérablement aggravée par les ambitions électorales à venir, il se développe sur Twitter un climat généralisé d’inquiétude évidemment favorable aux amalgames et aux exclusions communautaires. Les musulmans se trouvent pris en étau entre #IslamDehors qui voudrait reconduire à la frontière 10 % de la population française et un #AllahûAkbar où personne ne voit plus qu’un « Viva la muerte » . On finit par oublier qu’avant d’être un cri de guerre confisqué par les terroristes pour revendiquer leurs actes, AllahûAkbar est une action de grâce que l’on pourrait traduire par « merci mon Dieu ». Cet ascendant sémantique qui pervertit le mot-clé du hashtag s’inscrit exactement dans le projet de Daech : relier de force tous les musulmans de France au Califat ou, à défaut de les rallier, accélérer la rupture du « nous » national français en rejouant à l’échelle communautaire le vieux joker désastreux du « choc des civilisations ».

Héros et martyrs

Pour conjurer la menace d’un « nous » qui se fissure sous la pression des réseaux sociaux, les médias tentent de le ressouder en transformant les victimes des attentats en martyrs. Le mot est édifiant et force la cohésion. Mais Daech entraîne du même coup la France sur le terrain de son propre imaginaire.
Dans le laps de temps suspendu entre attentat et revendication, une forme nouvelle d’interrogation semble avoir pris naissance. Usée par la répétition des drames, la société française s’est figée dans une drôle de guerre faite d’escarmouches dont on ne sait pas toujours clairement identifier le sens et l’origine : et si le tueur n’était pas « un vrai terroriste », mais un « déséquilibré isolé », un simple « forcené »? Périr sous les coups des terroristes de Daech aurait en quelque sorte un sens minimum : celui d’être tué par un ennemi. Alors que mourir sous l’effet d’un passage à l’acte psychiatrique serait complètement dénué de signification, ce serait en quelque sorte mourir pour rien. Quarante-huit heures après l’attaque, le fait que l’État islamique ait revendiqué la tuerie de Nice via un communiqué sur la page francophone de son site officiel a été ressenti étrangement comme une sorte de soulagement collectif. Face au hashtag pro-islamiste #Nice_Attack, le hashtag de compassion #Nice pouvait conserver sa double fonction d’hommage aux morts et de rejet de l’ennemi. La mairie de Nice a pu ériger sa plaque en hommage aux morts tombés sous l’assaut de Daech. S’il s’était agi du carnage d’un malade mental, pas de plaque sur la Promenade des Anglais.

Mais attaquer la France, fille aînée de l’Église romaine et apostolique, sans attaquer son clergé aurait été une lacune dans le plan terroriste d’édification du martyr comme nouveau moteur de guerre. Le vieux prêtre de Saint-Étienne du Rouvray est un nouveau pion gagné sur l’échiquier, dans cette partie d’échec que joue Daech : martyrs contre martyrs, c’est un bon début pour aller à la guerre civile. « Saint-Etienne du Rouvray, Eglise Martyre » titre L’Obs, le 28 juillet 2016, comme pour faire contrepoids à la Une de Libération datée du 18 juillet : « Lahouaiej Bouhlel, 31 ans, 84 victimes, adoubé par l’EI ». Il est jeune, conquérant, triomphant. Bouhlel apparait comme un jeune chevalier martyr qui donne avec panache aux crimes de masse la dimension exaltante d’une chanson de geste. A travers cette couverture dérangeante, Libération voulait prendre acte du processus d’ « héroïfication rapide » d’un « déséquilibré », mais a donné le sentiment de ne pas s’être aperçu que le principe du martyr-tueur constitue une véritable stratégie et une nouvelle étape de la guerre engagée par Daech contre les #Croisés et le #RoyaumedelaCroix. Inutile de préciser que le procédé, fait pour provoquer les réactions les plus meurtrières, atteint sa cible sans difficulté : après l’attentat survenu à Saint-Etienne-du-Rouvray, Marion Maréchal Le Pen a tweeté un appel à la Croisade : « Ils tuent nos enfants, assassinent nos policiers et égorgent nos prêtres. Réveillez-vous! »

Le tueur de Nice adorait les selfies ; il les diffusait sur les réseaux sociaux. Fille de la téléréalité et de la publicité, notre époque ivre de reconnaissance, quel qu’en soit le prix, affirme jusqu’au meurtre de masse la pertinence des prophéties d’Andy Warhol qui annonçait un avenir proche où tout un chacun pourrait avoir son quart d’heure de gloire planétaire : « Avant les médias, il y avait une limite physique à l’espace qu’une personne pouvait occuper toute seule ». Daech en a pris acte. Désormais, n’importe quel individu, jeune et impatient d’ « être connu », équipé d’un smartphone, où qu’il se trouve dans le monde, quelles que soient ses origines, sa foi, sa condition physique et sa santé mentale, peut devenir un tueur de masse de renommée internationale, à condition qu’il accepte de payer la facture : mourir après avoir prêté allégeance à l’EI via le Dark Net. C’est dans les arcanes de ce poreux souterrain virtuel que transitent l’argent blanchi, les armes et les consignes dont il a besoin pour commettre son attentat. C’est là aussi que se constitue le rhizome planétaire de ce « nous » djihadiste qui n’a plus besoin d’aucun territoire pour s’accroître ou, pire, qui a besoin de ne plus en avoir aucun pour achever de se planétariser. Pour les démocraties, la victoire difficile contre cette diaspora invisible passera par l’obligation d’élucider leurs propres contradictions et d’éradiquer leurs propres réseaux criminels, à commencer par ceux qui concernent les intérêts financiers, économiques et géostratégiques arbitrés dans les corridors nocturnes du Dark Net. Des corridors, si l’on en croit les lanceurs d’alerte qui l’ont pratiqué, où l’on croise du beau monde, y compris de chez nous.

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PIERRE-MARC DE BIASI, écrivain et plasticien, directeur de recherche au CNRS, est spécialiste de l’écriture et de la communication, du lexique contemporain, de Flaubert et de la genèse des œuvres. CLARA SCHMELCK, chroniqueuse radio et journaliste à Socialter et Intégrales, est philosophe des médias numériques ; elle termine un essai sur la philosophie du web, à paraître en 2017.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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