« Happiness washing » : pourquoi le management bisounours est aux antipodes de la bienveillance

Le « management bienveillant » est le nouveau mantra des entreprises. Mais l’équation bonheur=productivité peut conduire à un véritable « happinesswashing » qui constitue, outre un risque de retour en arrière sur le plan social, un contresens philosophique.

« Je vais te convoquer toutes les semaines« , « ça va être à feu et à sang« , « tu vas mourir« … Diffusé dans l’émission « Cash Investigation » le 26 septembre qui dénoncait les pratiques brutales de l’opérateur Free et de l’enseigne Lidl, cet enregistrement audio d’un entretien entre un manager Lidl et un responsable de magasin contraste avec la tendance au management dit « bienveillant ».

Le globish language du management se caractérise par un réseau de mots appartenant au champ lexical éthique du bonheur, de l’optimisme et de la bienveillance. Ces notions s’entendent dans leur interconnexité : la bienveillance est une manière de considérer autrui (ses collègues) dans une disposition d’esprit optimiste, ce qui est générateur de bonheur – entendons par là d’un bien-être permanent au sein d’une collectivité entrepreneuriale. Concrètement, le « management bienveillant » correspond à une restructuration bien précise de l’entreprise :

1919strategies_original« «chief talent officers», de nouveaux titres font florès, dans une surenchère de «positive attitude». Lesquels peuvent laisser pantois – voire carrément interdits – comme l’inénarrable «chief happiness officer», fonction au confluent de la com’ interne et de l’agent d’ambiance, qui se taille un certain succès depuis quelques années. », note Stratégies, qui vient de consacrer un dossier au management « biz-ounours », mot-valise entre « business » et « bisounours » . « Le magazine Forbes observait que le patron du réseau de concessionnaires Mid America Motorworks revendique sans rire le titre de «chief cheerleader» [majorette en chef], au sein de l’agence Allen & Gerritsen, on ne parle plus de directeur du développement, mais de «créateur d’opportunités» », poursuit le décryptage de l’hebdomadaire.

Happiness washing

Cette novlangue s’attache à peinturlurer des relations humaines aplanies. Exit les tensions entre le personnel, l’existence d’une hiérarchie entre salariés, les désaccords à différents échelons par les pôle chargés de la prise de décisions, le spectre du licenciement ou encore l’absence d’évolution de carrière. Lisse, sans confits, sans strates hiérarchiques apparentes : voilà la vie quotidienne au travail version « bisounours », les oursons pastel du fameux dessin animé américain éponyme.

D’un point de vue déontologique, on est en droit de penser que le concept même de « management bienveillant » est un abus de langage au service d’un détournement de principes moraux.

imagesUne étude de l’université anglaise de Warwick révèle que la productivité d’une équipe heureuse augmente de 12 %. « L’observation d’équipes restreintes montre que le sentiment de sécurité, de lien social et de protection réciproque amène les équipes à développer un engagement fort dans le travail. Or, l’engagement des collaborateurs est l’une des meilleures clés de la performance », abondent en ce sens Olivier Truong et Paul-Marie Chavanne, auteurs de « La bienveillance en entreprise : utopie ou réalité? » aux éditions Eyrolles. (Les Echos, « 3 idées à retenir de « La bienveillance en entreprise : utopie ou réalité ?« , 30/09/2017).

Or, mélanger la bienveillance par principe et la gestion de l’application dans le travail est un contresens quant à la valeur de la bienveillance, qui ne consiste pas « dans les effets qui en résulte, dans le profit qu’elles constituent », mais « dans les intentions, c’est à dire dans les maximes de la volonté qui sont prêtes à se traduire ainsi en actions, alors même que leur issue be serait pas favorable », explique le philosophe allemand Kant dans son Fondement de la métaphysique des moeurs, paru en 1785.

Quant au bonheur posé comme impératif au lieu d’être un horizon, il est factice. Dans le contexte de la gestion des resources humaines au sein d’un environnement économique concurrentiel, on peut penser que ce « bonheur » correspond à un ersatz de bien-être consolateur décrété d’en haut dans l’intérêt de diminuer toute acuité à la revendication, voire même à la lucidité. Lorsqu’on parle d’une nouvelle recrue comme d’une « nouveau talent » au lieu d’un collaborateur ou d’une collaboratrice, cela parait flatteur mais c’est aussi une manière insidieuse d’exercer une pression forte sur l’employé(e), qui n’a pas intérêt à décevoir. Du bonbon au burn-out, il n’y a peut-être que quelques années d’écart.

Les friandises qui ramènent les salariés au stade buccal, les GAFA en proposent à profusion. « Chez Google, on a des bonbons, on brainstorm sur de gros coussins, c’est cool » nous confie tout-sourire un jeune employé du géant du net à Dublin.Ce parisien de 23 ans est fraîchement émoulu d’une école de management. Et la façon dont sont traités les employés de la grande distribution ? « je ne sais pas trop quoi en penser« . Bref, il semblerait que le dispositif qui s’attache à ne jamais dissocier business et agrément endorme toute préoccupation d’ordre social. Etre dorloté ne rend-il pas égocentré ?

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Par delà le paternalisme

Une ambiance qui donne envie de se sentir chez soi au travail, des relations si feutrées qu’on n’ose élever la voix : et si, après-tout, le management bisounours n’était qu’une version 3.0 du bon vieux paternalisme, cette recette connue depuis des siècles pour gérer la ressource humaine ?

Tout comme l’attitude paternaliste pratiquée par les patrons d’antan, le management « biz-ounours » constitue une habile manière de dominer ses inférieurs par le biais sémiologique : celui qui installe le management « bienveillant » et encourage ses collaborateurs détient la sage maîtrise des relations humaines et le sens de l’organisation. Gouverner la parole, c’est maîtriser le pouvoir, et en même temps, l’emprise que l’on peut avoir sur autrui. L’autorité de la patte molle du nounours apparait encore plus légitime que la griffe de l’ours. Le « nouveau talent », quant à lui, peut être « force de proposition qui peut approfondir ses axes d’amélioration » est donc gentiment mis en position de l’exécutant, quand bien même il lui est reconnu la faculté de prendre des initiatives à bon escient.

Pourtant, à la différence d’un paternalisme défini comme le caractère familial des relations entre employeurs et employés, et qui impliquait un rapport personnel entre les employés et le patron, le management « bienveillant » est a-personnel, ou plutôt pan-personnel, dans la mesure où il s’agit d’un système de valeurs et non d’un type particulier de relations entre X et Y individus.

Le paternaliste infantilisait au sens propre les employés, le management bisounours déresponsabilise toute l’entreprise, en ce sens que ce mode de fonctionnement ne paraît pas contribuer à forger des salariés et des chefs qui développent le sens du respect d’autrui, et cela à toutes les échelles de la hiérarchie. En effet, l’habitude d’évoluer dans un environnement professionnel rose bonbon cherche à secréter chez les « chief happiness officers » et autres « cheerleaders » un sentiment de sympathie envers les autres, et non à leur inculquer raisonnablement le sens du respect. Autrement dit, c’est par insinuation et non pas par principe que chacun est tenu d’édulcorer son langage, alors qu’il conviendrait d’imposer entre acteurs de l’entreprise un respect mutuel par devoir.

L’enfer est pavé de guimauves pastel et le diable n’est qu’un talentueux « happiness chief officer« .

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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