#Balancetonporc : autopsie d’un hashtag

  • ANALYSE

    Des faits de harcèlement et de violences sexuelles décrits et dénoncés par des actrices d’Hollywood aussi bien que par des dames de ménage de la gare du Nord à Paris, 580 000 messages publiés par 191 665 internautes et 4 381 articles de presse mis en ligne depuis l’affaire Harvey Weinstein : parti depuis Twitter, le mouvement de lutte contre l’impunité de harcèlements, d’agressions sexuelles et de viols est devenu un phénomène mondial.

    Le hashtag #balancetonporc est-il un buzz qui va s’essouffler ou le point de départ d’un changement durable ?

    Paradoxalement, le sens et l’avenir de l’initiative pourraient dépendre de la capacité des organes traditionnels de médiation sociale que sont les associations, les syndicats, la presse, la police et la justice à prendre en charge les témoignages spontanés sur les réseaux sociaux, lieux de l’immédiat où récits, avis, opinions et insultes déferlent aussi vite que des éboulis de sable sur une roche friable.

    Un hashtag pour plus de justice

    Depuis l’article du New York Times daté du 5 octobre, les témoignages d’actrices se sont accumulés, accréditant les accusations qui pesaient sur Harvey Weinstein, dont sept viols. Le producteur américain jouissait d’une influence qui lui permettait d’empêcher la publication de photos ou d’articles compromettants. Il était de surcroit un gros annonceur de la presse et de la télévision. Ses agissements illicites envers des femmes ont fini par éclater au grand jour.

    Une génération de journalistes peut-être plus sensibles aux questions de discriminations et de violences faites aux femmes a contribué à faire de ces sujets un véritable sujet traité dans les rédactions. Les réseaux sociaux ont poussé à briser l’omerta, d’où l’amplification donnée à l’affaire Weinstein à échelle internationale et bien au delà du monde du show business.

    A l’origine de #Balancetonporc, Sandra Muller, journaliste pour La Lettre de l’Audiovisuel. Le 13 octobre, elle entreprend de suivre l’exemple d’américaines, qui, après les révélations impliquant le producteur hollywoodien, avaient lancé #MyHarveyWeinstein. La journaliste veut quant à elle interroger la société sur ce sujet au delà de l’univers du spectacle ; au travail, dans quel milieu que ce soit.

    « #Balancetonporc »va marquer les esprits au pays de l’affaire DSK, où la presse a longtemps été relativement silencieuse voire sceptique à enquêter sur des cas de harcèlement et d’agression à caractère sexuel. Dans le jeu de « parole contre parole », il restait fréquent que le plus puissant parle le plus haut.

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    Mais, le choix de Twitter comme terrain de dialogue autour de ce problème de droit commun n’est pas sans poser plusieurs difficultés et paradoxes. Le dispositif du réseau social, qui n’est pas celui d’un tribunal, implique la probabilité de lire des informations qui seraient inexactes.

    En outre, Twitter permet de mettre tout type de discours et de propos sous un même mot-dièse. Ainsi, on a pu lire une simple remarque inopportune par exemple, suivie du hashtag #balancetonporc ; ou encore l’ évocation, en vrac, du sexisme, de l’éducation des petits garçons, du patriarcat, de l’accord en genre et en nombre dans la grammaire française, des films pornographiques, de la goujaterie, de la galanterie, du manque de finesse de certains hommes au sein du couple, tout cela évoqué sous #balancetonporc…

    Les détracteurs du hashtag ont alors pris un malin plaisir à parler de « délation » pour évoquer un risque de diffamation ou de dénonciation abusive « sur la place publique », ou encore de railler un effet de mode, une ambiance de « guerre des sexes ».

    images-1D’où l’erreur qu’a constitué, à mon sens, le signalement sous un même mot-dièse de remarques inopportunes ou maladroites et de faits passibles en justice, le critère étant le respect du libre arbitre d’autrui, autrement dit, le consentement. Un harcèlement, ce n’est pas juste un comportement indélicat, mal venu dans tel ou tel contexte (manque de tact) qui reste objectivement dénué de caractère intrusif, insistant ou menaçant.

    Mélanger ce qui ne relève que de la moralité des moeurs (l’agréable ou le désagréable, le plaisant ou le déplaisant, le sympathique et l’antipathique) et ce qui dépend effectivement du droit (le viol de la volonté de l’autre) contribue à diluer le hashtag #balancetonporc dans une vague de colère trop générale sur la manière de parler des femmes et aux femmes, et condamne le mouvement de lutte contre l’impunité des délits et crimes sexuels à disparaître. Et aux détracteurs du mouvement de se poser en victimes d’une « chasse à l’homme » et d’un « harcèlement féministe », comme on a pu le lire sur Twitter ces dernières semaines.

    Or,le but de l’initiative #Balancetonporc est bien celui là : tweeter pour amener vers la justice un fait qui dépend d’elle, et non s’octroyer l’économie d’une procédure judiciaire.

    Aussi, il est apparu avec le hashtag #balancetonporc sur Twitter, loi du buzz oblige, que la fréquence d’exposition des cas et des noms d’accusés est fonction non pas de la gravité au regard du droit des faits énoncés mais du « bruit social » (nombre de retweets, de mentions et de captures d’écran) qu’un nom connu aura pu générer : quand un parlementaire est accusé d’un geste inapproprié envers une femme car non sollicité ni souhaité par elle, ce dernier est davantage exposé sur le réseau de l’oiseau bleu qu’un quidam accusé de viols à plusieurs reprises deux de ses subalternes dans une agence immobilière de province. Or, le second individu se verra condamné à une peine plus lourde s’il est jugé là où il doit l’être, c’est à dire dans un tribunal.

    Comment cela se fait-il que des faits condamnables n’aient pas été traduits en justice ? Encore bien souvent, la justice française n’encourage pas les victimes à déposer plainte. Seules 2% des victimes d’agression sexuelle déposent plainte, rappelait Slate le 27 octobre dernier. « En 2015, 17.810 femmes ont déposé plainte pour des agressions sexuelles autres que des viols, rappelait en novembre 2016 l’Observatoire national des violences faites aux femmes. La même année, 4668 personnes avaient été condamnées pour ces faits. En 2015, toujours, 553.000 femmes avaient indiqué avoir été agressées sexuellement dans l’année. ». De surcroît, « 82% des femmes ayant déposé plainte l’ont mal vécu, indiquait alors une enquête de l’association mémoire traumatique et victimologie, relayée par Slate. 70% d’entre elles ne se sont pas considérées comme des victimes. », rappelle Le Huff. En cause, l’accueil des victimes, souvent brusque.

    Il y a urgence à ce que la situation évolue, car Twitter ne constitue pas un recours à la justice. Le hashtag ne tient pas lieu de procès. Du point de vue de la victime : des « retweets » et des messages de soutien n’équivalent pas à une reconnaissance institutionnelle d’un fait. Le « porc » ne va pas se reconnaître comme coupable pour autant qu’il lit des tweets rappelant ses délits ou ses crimes. Il est très probable qu’à ses yeux, aucune agression n’ait existé ou encore, que forcer une femme est une chose absolument légitime, par exemple quand on est haut placé. De plus, Twitter ne protège pas la victime des accusations de diffamation et des menaces susceptibles de la viser après qu’elle a osé parler. Du point de vue du coupable présumé : la victime n’est pas juge et partie, et l’accusé a le droit de se défendre par le truchement d’un avocat. Il y a présomption d’innocence au regard de la justice. Enfin, c’est à la justice de statuer de la peine encourue par le coupable le cas échéant, et pas à une assemblée de twittos de déterminer un châtiment.

    (A réécouter sur Franceinfo : un hashtag ne remplace pas un procès, il encourage des victimes à déposer plainte devant un tribunal)

    Ce que « libérer la parole » veut dire

    Alors oui, Twitter n’est un ni un lieu serein, ni un espace protégé, et y traiter des affaires qui peuvent relever du droit pénal comporte des risques. Mais il n’en reste pas moins exact que ce lieu, le réseau social de micro-blogging, n’est pas sans pertinence pour rendre possible une amélioration de la prise en charge par la justice des abus sexuels.

    On a lu tout ce mois-ci que le hashtag #balancetonporc a permis de « libérer la parole ». Derrière cette expression consacrée, il y’a un progrès remarquable : une meilleure prise de conscience que les actes de harcèlement sexuel, agressions sexuelles et viol, dont les femmes sont la plupart des victimes, constituent un mépris du libre arbitre et une atteinte à l’intégrité physique et morale de l’individu.

    Certains récits lus sur Twitter et Facebook, dans un format texte plus long, remontent à plusieurs années. Ce qui a été dénoncé doit passer devant les tribunaux. C’est aussi pour donner l’exemple aux générations futures, leur montrer que ces pratiques sont d’un autre âge et que l’on ne peut plus faire ça maintenant en toute impunité.

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    Dans cette perspective, libérer la parole ne signifie pas simplement confier à une communauté un cas de violence. Cela était déjà possible par le passé dans des forums spécialisés de discussion en ligne ou dans la sphère privée.

    Le hashtag #balancetonporc, en réunissant dans un temps très réduit (un mois) des témoignages du monde entier de femmes (et d’hommes) de toutes conditions et en un lieu ouvert, Twitter, a été un mode de dénonciation qui a pu permettre aux victimes de cesser de se sentir indignes d’humanité après avoir subi une agression, ce sentiment étant fréquent chez les femmes/hommes qui ont été impunément profondément atteints en leur intimité : en lisant les tweets d’autres témoins, les victimes s’aperçoivent qu’elles n’ont pas été les seules à avoir été touchées par un individu épris d’abus de pouvoir, et que les mécanismes de ces délinquants sexuels sont souvent très semblables. Non, ce sort immonde ne leur était pas destiné exclusivement ; non, elles n’ont rien fait pour mériter de voir leur dignité bafouée, leur corps propre n’est pas la matière sans valeur d’un être inerte comme leur a fait croire l’agresseur.

    Ce qui change profondément par rapport au registre de la confidence intime, c’est qu’avec le hashtag #balancetonporc, le fait est exprimé dans son rapport à la médiation de la justice : « X m’a envoyé par DM des propos salaces sans que j’ai consenti à ce registre d’échanges verbaux puis a essayé de me forcer physiquement. X a agi envers moi par irrespect pour la loi. »

    La médiation de la notion de loi coupe dans le souvenir de la victime d’un cas d’abus le lien de « toi à moi » qu’essaye souvent de mettre en place le harceleur/l’agresseur, et qui est psychologiquement insupportable à vivre pour la victime. Non, l’abus sexuel n’est pas une « histoire » entre deux personnes, c’est un acte illicite.

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    La presse, dans son rôle de contre-pouvoir

    La journaliste Anne Saurat-Dubois avait évoqué, avec le hashtag #BalanceTonPorc, le harcèlement dont elle avait été victime, sans toutefois donner son nom. « Ca se voit que tu m’attires ? Comment ça, tu dis non ? Si je m’accroche, ta vie va devenir un enfer, réfléchis. Je suis ton N+4. Un rédacteur en chef. Tout le monde savait, et sait encore : il est toujours en poste. Personne n’a bougé pour sauver une seule de nous ». Pourquoi ? Parce que tout le monde a pris la chose comme une « affaire » personnelle entre deux collègues de travail.

    Le site Buzzfeed a mené une enquête, et rapporte une dizaine de témoignages de salariées de France 2 au sujet d’Eric Monier, devenu directeur de la rédaction de LCI. Le premier syndicat de journalistes, le SNJ, a déclaré qu’il allait se porter aux côtés d’Anne Saurat-Dubois. La presse et les syndicats sont des contre-pouvoirs qui aident les citoyens à déposer plainte : ils accompagnent, ils informent, ils attirent les instituions à investir le problème.

    Recueillir les faits, recouper, distinguer et hiérarchiser : c’est le rôle de la presse par rapport à Twitter où fusent des récits, et parfois des noms propres. Face à l’impression d’un soudain déballage tous azimuts, les journaux semblent avoir été conduits à s’emparer plus systématiquement de ce sujet comme de tout autre sujet d’investigation.

    « Les vieux médias ont donc enquêté, pouvoir déclencheur de l’investigation, l’image-son a amplifié et les réseaux ont transformé le sujet en conversation globalisée, lui donnant forme sociale sinon politique, au nom du droit des femmes à la liberté et au respect, à partir du témoignage de victimes et contre la domination “instituée”, ici masculine. », éclaire le journaliste Antoine Perraud dans un texte intitulé « Le nouveau culte de l’info
    L’ethique du protestantisme et l’esprit du smartphone », à paraître au sein de la Revue Médium.

    Un nouveau mécanisme de défense des droits est en train de se mettre en place : Twitter avertit, la presse produit des investigations, les syndicats et les associations accompagnent les victimes, la justice agit.

    Le 13 novembre, Libération soulignait que le nombre de plaintes avait augmenté de 30 % de plus qu’en octobre 2016 (soit 360 signalements de cas en plus). La justice pourra-t-elle prendre en charge ces plaintes ? La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, invitée lundi 13 novembre matin sur RTL envisage une série de mesures concrètes pour encourager les victimes à déposer plainte sans crainte de vivre un enfer pendant plusieurs années après.

    Car l’abus de pouvoir ne se manifeste pas qu’en hauts lieux et dans les milieux où la séduction est une composante du métier (cinéma,parfois télévision). Loin des feux de la rampe, du monde politique et des médias, de nombreuses femmes et certains hommes, souvent invisibles sur Twitter, ont vu à plusieurs reprises des individus mépriser leur droit de dire « non! » et s’autoriser des actes violents sur leur corps. La situation de précarité professionnelle de ces personnes épaissit le silence. Parler est un luxe de privilégiés.

    « Dans les trains de la gare du Nord, à Paris, elles nettoient les toilettes. Pendant qu’elles travaillaient, leurs chefs d’équipe frottaient leurs sexes contre elles, leur mettaient des mains aux fesses, les insultaient. L’une d’entre elles et un lanceur d’alerte ont été licenciés pour avoir parlé. Les prud’hommes viennent de leur donner raison. », relevait Médiapart le 10 novembre.

    « 22 000 tweets quotidiens, pas moins de 580 000 messages ont été publiés selon @visibrain. 191 665 internautes ont publié des messages et 4 381 articles de presse ont été mis en ligne« , notait La Lettre de l’Audiovisuel le 10 novembre, cela débouchant sur des répercussions durables dans la société.

    Alors, oui, le bruit médiatique déclenché par l’affaire Weinstein a conduit à des crispations que l’on peut juger stériles, à des obsessions ad hominem sur les individus notables qui ont été touchés par des plaintes à la suite de #balancetonporc, voire à des récupérations politiciennes, comme ce fut le cas quand plusieurs femmes ont en même temps témoigné sur Twitter, dans la presse et devant la justice d’agressions sexuelles commises à leur endroit par l’universitaire Tariq Ramadan.

    Mais, retenons surtout que l’initiative #balancetonporc a été le point de départ d’une avancée dans le sens d’un progrès du respect des droits humains. Avec un paradoxe : celui d’un mouvement né sur un réseau de l’immédiat et qui n’a de sens et d’avenir que si le pouvoir des corps intermédiaires, ces instances traditionnelles de médiation sociale que l’on croyait has been et bonnes à être disruptés, (associations, syndicats, presse, police, justice) est réaffirmé.

    A réécouter sur RFI : Affaire Weinstein : autopsie d’un scandale devenu mondial

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    Clara Schmelck
    Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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