Admission à l’Université : des masses et des masques

– ANALYSE/ENQUÊTE
TEMPS DE LECTURE LONG –

– Actualisé le 15 avril 2018

Parcoursup, le nouveau dispositif numérique d’accompagnement et d’orientation des néo-bacheliers Français qui désirent poursuivre des études supérieures, plus connu sous le nom de loi ORE (Orientation et Réussite des Etudiants) prétend permettre aux élèves motivés et ayant développé un minimum d’aptitudes scolaires, de suivre un cursus d’enseignement supérieur de qualité et reconnu, partout sur le territoire, et cela quand bien-même ces derniers ne jouiraient pas d’un carnet d’adresses bien garni et d’un « parachute parents » financier. Talon d’Achille de la réforme : l’algorithme du site, accusé de trier les lycéens à travers la mise en place opaque de critères qui seraient des vecteurs de discrimination sociale à l’entrée de l’université. Pour aller à la fac, ayez les codes, ou pis, soyez ceux qui les dictent. Dans une démocratie où moins d’un quart des enfants issus des milieux populaires poursuit des études post-bac, le spectre d’un plus grand clivage de classes et de la mise en oeuvre d’un système de reproductions des élites indigne à bon droit une partie de l’opinion soucieuse des principes républicains que sont l’égalité et la fraternité. Dans ce contexte d’espoirs et de craintes, certains étudiants de licence voient dans la réforme d’admission à l’université l’instauration forcée de la sélection, et s’accaparent les lieux de cours depuis deux semaines. Analyse corrosive.

Amission à la fac : du rêve au cauchemar

Depuis fin mars, le site parisien de Tolbiac, rattaché à la Sorbonne, est habité par certains étudiants qui s’opposent à la loi Vidal sur les nouvelles conditions académiques d’accès à des études supérieures qualifiantes et de qualité à l’Université via le logiciel « Parcoursup ». Ces jeunes sont fréquemment menacés par des milices d’extrême-droite qui prennent prétexte de la situation de crise pour « casser du gauchiste » et fragiliser l’Université publique.

La caricature médiatique malveillante des « bloqueurs », présentés dans les JT comme des masses homogènes de cancres boutonneux débiles et inconscients, alimente les intérêts de ceux qui entendent mettre à bas l’Université publique, lieu d’enseignement supérieur et de recherche scientifique accessible sans condition de ressources financières, sans distinction d’origine géographique ni sociale.

Parmi ces opposants à « Parcoursup », tous n’ont pas les mêmes motifs, ni les mêmes espérances. Les dénigrer en bloc au lieu de les entendre ne fait qu’envenimer les malentendus.

Force est aussi de reconnaître que cette loi « Vidal » a le mérite d’écarter l’examen ou concours d’entrée à la faculté, épreuve rédhibitoire pour un jeune de 18 ans qui par accident, échouerait dans la discipline qui le passionne.

L’orientation sur dossier permet aussi d’éviter la sélection sur le double critère du portefeuille et des relations en offrant quasi-gratuitement un cursus formateur diplômant à tous ceux qui s’y sont préparés.

Cette solution médiane épargne aussi aux bacheliers la sélection en fonction de « critères d’excellence » phantasmés, hyper-normatifs et qui risquent de favoriser l’arbitraire. Cela devrait permettre à l’Université de préserver ce qui fait sa force par rapport aux autres offres d’enseignement supérieur qui existent en France : l’originalité des cours dispensés et la possibilité pour les jeunes de se construire un parcours moins formaté qu’en prépa ou que dans certaines écoles.

Le système du parcours d’orientation scolaire sur « dossier » permet à des adolescents de formuler des voeux d’orientation qui ne déterminent pas de manière irréversible leur carrière, puisqu’il n’exclut pas la possibilité aux néo-étudiants de changer de filière sur la base des preuves de leurs points forts mentionnés dans leur dossier.

On est en droit d’espérer qu’un tel dispositif permette aussi à des gens de rejoindre un cursus LMD (Licence-Master-Doctorat) après une première orientation différente, sur les seules preuves des éléments justifiant leur voeu pédagogique précis et attestant de leur motivation.

Toutefois, de nombreux étudiants et enseignants-chercheurs expriment, via des manifestations et des pétitions, leur opposition contre cette loi, qui, telle qu’elle existe actuellement, ne va pas sans risques d’écarter injustement des facultés des néo-bacheliers, cela en fonction de leur origine sociale et non de leurs efforts scolaires.

Ces étudiants et professeurs veulent avant tout attirer l’attention sur le manque de moyens humains et financiers mis à disposition par l’Etat pour appliquer correctement le dispositif « Parcoursup ». Le volume de candidatures reçues par les universités est problématique car il est trop important pour remplir l’objectif d’accueillir de manière réfléchie et juste chaque néo- étudiant dans le cursus où il pourra au mieux progresser, et en lui épargnant le laïus de « l’excellence » qui conduit à une compétition destructrice au quotidien entre les étudiants comme c’est souvent le cas en Classes préparatoires.

Le texte est survenu prématurément, et il conviendrait de prendre le temps de lui apporter des amendements concertés, notamment en ce qui concerne les attendus pédagogiques et la façon dont mieux préparer et informer également tous les élèves bien en amont de la Terminale.

Nombreux sont les enseignants-chercheurs qui demandent à juste titre que l’algorithme de « Parcoursup » soit réexaminé. Il serait intolérable qu’un lycéen motivé voit son dossier arbitrairement refusé parce-qu’il a eu quelques mauvaises notes en lycée dans la discipline qu’il veut étudier, ou que son établissement d’origine lui coupe injustement a priori l’accès au cursus pour lequel il postule. Or, l’algorithme trie les établissements du second degré.

Les jeunes de milieu ouvrier représentent 11 % des étudiants selon le ministère de l’Éducation nationale [1], soit trois fois moins que leur part parmi les jeunes de 18 à 23 ans. À l’opposé, les enfants de cadres supérieurs représentent 30 % des étudiants et 17,5 % des 18-23 ans. Si « Parcoursup » accentuait encore ces inégalités, le dommage serait sérieux pour la démocratie, qui passe par l’égalité des chances et qui suppose une société où les institutions, les médias, la culture et les directions d’entreprises ne soient pas concentrés aux mains d’une caste homogène et unique. (Source : Observatoire des inégalités, 2014-2015).

Pour apprécier de manière équilibrée les candidats, les critères d’examen d’un dossier doivent être multiples. La procédure suppose en outre que tous les élèves de France aient été suffisamment suivis, encouragés et conseillés pendant leurs années d’enseignement secondaire. Dans le cas contraire, il s’agirait d’un grossier logiciel de triage social des jeunes. Les bacheliers qui ont les fameux « codes » seraient admis, les autres, écartés.

Ecartés aussi, les jeunes qui se sentiraient mieux en suivant parcours atypique. Pour François Ide, professeur de philosophie en Terminale, Parcoursup serait une immense machine à formater les esprits : « La ligne droite et le terminus plutôt que la flânerie et la découverte. Ce qui importe, c’est de trouver sa case. Le fameux lit de Procuste a pris des allures numériques, et l’Education nationale est une auberge bien tenue par une armée d’oblats aux ordres d’un pouvoir technocratique, omniscient et mortifère ».

Pour l’instant, la mouture 2018 de Parcoursup reste dans le flou à bien des égards, et la mise en place du dispositif apparait précipitée.

De manière bien plus radicale, certains étudiants déjà en licence jugent que le simple fait d’avoir à constituer un dossier de candidature à l’Université est inacceptable. Cela gênerait les lycéens qui n’ont pas de désir à formuler et qui, en dépit de cinq années d’école primaire et de sept années d’études secondaires, ne s’estimeraient pas en mesure de rédiger une lettre de motivation ni de se renseigner seul ni de faire des choix, mais s’obstineraient malgré cela à réclamer qu’on leur concède un « pass » d’accès à la formation supérieure de leur choix, diplôme à la clef.

Un apparent souci de justice sociale anime les opposants radicaux à « Parcoursup » : les lycéens plus « pauvres » ou issus de zones périphériques auraient moins de chance d’être capables de projeter leur avenir proche et de rédiger des dossiers de candidature. Ils ne seraient en outre pas bien renseignés sur les filières post-bac. Enfin, ils n’auraient pas été mis en condition d’acquérir un « bagage » culturel élémentaire et indispensable pour s’épanouir dans l’enseignement supérieur, qui n’est pas de même nature que l’enseignement primaire ou secondaire.

Bref, le fait de ne pas être l’enfant d’un CSP+ ou CSP++ ferait nécessairement d’un adolescent un individu dénué de volonté et de curiosité d’esprit pendant ses années d’apprentissage, toujours mal entouré, et incapable d’être responsable de lui-même à l’âge de la majorité en opérant les choix réfléchis. Admirez la cascade de préjugés de classe et l’assimilation implicite de « la culture » à un capital.

Parmi les « bloqueurs » des facs et leurs soutiens que nous avons pu interroger, certains n’entretiennent pas ces visions. Ils entendent surtout alerter les pouvoirs publics sur le risque d’une sélection des bacheliers à l’entrée à l’Université qui écarterait, de manière complètement anti-démocratique, les enfants les moins privilégiés.

30708667_1703699443025041_6473156283674394624_nCette affiche, non signée, qui a fait le tour des réseaux sociaux cette semaine, montre bien que le mal-être dépasse la question de l’enseignement supérieur.

Nombreux sont ceux qui veulent signaler au pouvoir le malaise d’une large partie de la jeunesse française qui se sent oubliée du stimulant projet de « start-up » Nation cher au président Macron. Tout le monde ne veut pas être en état de marche permanent. Il existe d’autres manières de voir et de vivre que « la réussite », avec tout ce que ce terme a de vague et de normatif.

Des étudiants réduits d’ordinaire à l’anonymat et à la routine sans joie à la fac voient dans le blocage une expérience inédite de fête et de partage d’expérimentations en commun, nous ont confié en substance un étudiant bloqueur. Au programme : contenus de cours auto-gérés, fabrication d’affiches, radio libre. C’est ce que confirme une enquête menée par Slate, intitulée « Contestation étudiante : se révolter, c’est aussi apprendre« .

Parmi les personnes qui organisent les « blocages » et avec lesquelles nous nous sommes entretenues, certaines souhaitent, sans clairement le formuler de la sorte, remplacer l’Université par un lieu de vie hybride (il en existe pourtant des centaines en France et sur internet). Pas d’examens (ou alors sans notes inférieures à 10/20) ; et sans confrontation à un contenu requérant de la part des consommateurs un certain degré de culture générale.

La culture serait l’apanage de l’élite, et à cet égard, les inégalités se creusent dès l’école maternelle. Il est indéniablement vrai que les enfants de cadres supérieurs disposent à 18 ans d’un avantage culturel notable : ils sont habitués dès le plus jeune âge à se rendre dans des lieux culturels, à voyager, à rencontrer des personnalités du monde de la culture, de la politique et des médias dans un foyer familial gorgé de livres. C’est ainsi qu’ils acquièrent, sans même s’en apercevoir, les codes sociaux dont dépend leur intégration dans le monde. Autant de facilités que tout le monde n’a pas.

Toutefois, cette culture générale de base qui serait demandée à l’entrée de la licence, – qui n’est pas encore la culture universitaire et encore moins une culture mondaine, chacun en France en 2018 a le temps et les moyens de l’acquérir en l’espace de plus d’une décennie passée en classe et en se cultivant en dehors.

Et non, les enfants issus de milieux « populaires » (des cités…) ne représentent pas un bloc d’élèves éprouvant des difficultés à s’exprimer, fermés au monde et peu cultivés, comme le laisse pourtant croire le préjugé entretenu sur la base de bribes de sociologie bourdieusienne mal digérée. Pour s’en convaincre, il suffit de fréquenter des adolescents et des adultes de tous horizons et dont les expériences sont diverses.

Les textes scientifiques, philosophiques, littéraires ne sont pas un « bagage », un sac à main de luxe. Ce sont des oeuvres universelles et elles ne sont la propriété privée d’aucun groupe social. Se cultiver, c’est à dire développer le jugement de goût devant une oeuvre d’art et nourrir une sensibilité intellectuelle n’est pas le fait d’une « élite » sociale. Accorder une importance déterministe aux « codes » nie ce fait et favorise finalement l’auto-censure de jeunes issus de milieux populaires qui hésitent à se lancer dans un cursus LMD. C’est le fameux « plafond de verre » et la « reproduction des élites » qu’évoque le sociologue Pierre Bourdieu pour amener à une prise de conscience collective.

Néanmoins, certains des « bloqueurs » s’insurgent devant l’idée d’un « attendu » à l’entrée en licence, persuadés que cela reviendrait à une confiscation de la culture, du savoir, par l’élite, qui a aussi, préjuge t-on couramment, davantage de ressources financières. Le triage à l’entrée en fac permettrait donc sournoisement d’augmenter les frais d’inscription, frais que les néo-bacheliers sélectionnés seraient en mesure d’honorer.

Ces opposants à la « loi Vidal » semblent quant à eux attendre, en guise d’études supérieures « pour tous », l’accès à un « savoir » varié dans un cadre agréable et l’obtention d’un diplôme pour quiconque a procédé à une inscription en licence.

L’idée est séduisante, car elle laisse croire à une égalité en droit et en fait entre tous les néo-bacheliers, sans distinctions aucunes. Les jeunes qui la portent rêvent, dans un esprit de paix, d’un monde où « le savoir » est « donné à tous » à tout moment. Ce serait là un moyen d’éviter la domination arbitraire de « l’élite » sur « les milieux populaires ».

Or, ce voeu implique inéluctablement, s’il est réalisé, d’annuler toute exigence pédagogique en niveau licence, et donc que soit du même coup disqualifiée l’Université en tant que lieu de formation académique qualifiante et dévolu à la recherche scientifique.

Conséquence : seul(e)s ceux et celles qui seront suffisamment entouré(es) et averti(e)s sauront prendre au moment opportun les dispositions stratégiques et financières salutaires pour contourner les facultés en premier cycle de l’Université.

Ce mouvement est déjà en train de s’amorcer, puisque à l’université, la part des enfants des catégories modestes diminue au fur et à mesure du cursus. 14,6 % des étudiants de licence sont enfants d’employés, 12,7 % enfants d’ouvriers. En master, ces données tombent respectivement à 9,7 % et 7,8 % et en doctorat à 7 % et 5,2 %. À l’inverse, la proportion de jeunes dont les parents sont cadres, déjà la plus élevée en licence (27,9 %), augmente tout au long du cursus, de 33,5 % en master à 34,3 % en doctorat. (Source : Observatoire des Inégalités, Education Nationale, 2014-2015).

« Au fond, l’enseignement supérieur universitaire est tout autant sélectif socialement que les grandes écoles, mais le tri s’effectue plus tard dans le cursus. », admet l’Observatoire des Inégalités (« Données : Les milieux populaires largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur », 01/09/2017).

Le tri social existe donc. Il s’établit, à défaut d’appréciation d’éléments pédagogiques des dossiers des bacheliers qui s’inscrivent à l’Université, sur critère du portefeuille bien rempli et du calepin de contacts bien garni. Il existe déjà à l’Université de Nice des Masters à 4000 euros. Le statu quo précipite la sélection par l’argent. Il est donc nécessaire de convenir d’une réforme qui mette fin à cette injustice sociale contraire aux principes républicains et préjudiciable à la démocratie.

« L’égalitarisme est une utopie » , constate le journaliste Franck Fauconnier, dans les colonnes de Libération. « Bloquez encore plus les facs, et tous les cursus sélectifs, notamment les coûteuses écoles privées qui se multiplient, ne pourront que se réjouir : ils ne souffriront pas de la concurrence des facs.« , avertit, lucide, le journaliste.

Les étudiants qui portent la revendication d’un parcours sans conditions académiques élémentaires d’accès et sans engagement d’assiduité servent ainsi sans le vouloir les intérêts de leurs supposés ennemis, à savoir ceux qui opteraient volontiers pour une sélection des étudiants sur le seul critère financier. Le rêve tourne au cauchemar.

Sur Twitter, le blocage et les affrontements violents entre groupes antagonistes est suivi – sur le ton de l’humour, parfois de mauvais goût – par un compte parodique : celui de Guevara, « le chien de la commune de Tolbiac ».

L’animal existe vraiment. Il est le chien d’un des étudiants bloqueur. Est-il venu manifester contre « Parcourpuces » ?

C’est en tous cas sous les traits de la bête, toutes les contradictions du « blocage » du site de Tolbiac sont tournés en ridicule. « Guevara » (@guevara_tolbiac) est-il un compte tenu par l’extrême droite ? Sur FranceInfo, son propriétaire s’en défend. Il veut faire rire. Sauf que l’ambiance délétère qui s’est installée dans certaines universités françaises ne prête pas pas à la franche rigolade. L’Université est un bien commun de la République. Voir certains étudiants compromettre le fonctionnement et l’extrême droite anti-Républicaine profiter de l’état de crise pour tenter de la détruire est inquiétant.

Le « chien » de Tolbiac illustre le profond malaise d’étudiants Français inscrits sans passion en licence dans les facultés, souvent politisés de manière polarisée, et qui n’ont pas toujours en amont développé les dispositions académiques et les objectifs pour évoluer dans la licence où ils se sont inscrits.

Sélection par l’argent uniquement

Amphis sur-chargés, anonymat, castagne et cars de CRS : la fac, d’après ce tableau que se plaisent à montrer, à Montpellier, à Tolbiac ou à Strasbourg les milices d’extrême-droite qui osent soutenir que leurs actes se justifient pour contrer les blocages, est de plus en plus perçue comme un lieu où la « sérénité intellectuelle » n’est plus garantie.

Une image insupportable pour tous les enseignants-chercheurs qui se donnent la peine d’améliorer le suivi des étudiants motivés mais qui ont besoin de combler des lacunes ; valoriser les activités de recherche ; la richesse de la vie culturelle sur les campus et l’ouverture vers l’international de leur université. Autant d’actions concrètes qui construisent ce qu’on peut appeler la qualité d’une université publique, quasi-gratuite pour les étudiants, et qui font qu’on a envie d’y enseigner, d’y préparer un master ou une thèse ou encore de venir y donner des conférences.

Un laisser-passer licencieux en amphi implique que n’importe-quel bachelier peut s’inscrire dans n’importe-quelle filière sans condition de niveau minimum dans la section choisie et sans engagement à fournir les efforts pour s’impliquer. Les licences en facs deviendraient ainsi des sortes de cursus de divertissement comme tant d’autres sur le marché et non des lieux dévolus à l’enseignement supérieur et à la recherche. Rien n’empêcherait alors des prédicateurs ou leaders dogmatiques de venir s’y glisser.

Cette disqualification aurait inévitablement et rapidement un impact négatif sur le recrutement du personnel pédagogique et les salaires des professeurs : à quoi bon payer des enseignants-chercheurs si des animateurs suffisent ?

Cinquante ans après le symposium intellectuel spontané et populaire que fut mai 1968, « A bas la littérature, vive le smartphone », revendique un graffitti étalé en gras le long d’un mur à Paris VIII Saint-Denis.

Il y a trente ans, les professeurs de cette faculté se battaient pour que les étudiants passionnés qui n’étaient pas issus de familles bourgeoises puissent accéder à la connaissance de niveau universitaire. « On écoutait le prof, en silence. Cela ne nous empêchait pas de refaire le monde« , témoigne un ancien étudiant en mathématiques.

« On est juste là pour prendre du plaisir« , leitmotiv anti-intellectuel teinté de misologie souvent répété par les bloqueurs de 2018 et leurs soutiens, n’est malheureusement que la très pâle copie du « jouissez sans entraves » de leurs grands-parents. Les années qui ont suivi mai 68 en France étaient riches en productions et en débats intellectuels, notamment dans les facultés de philosophie. La critique du travail version mai 1968 visait le labeur à l’usine, pas la traduction d’un texte de Cicéron.

Les éléments qui se présentent en licence après cinq ans de scolarité primaire et sept ans d’études secondaires sans savoir prendre des notes, assimiler et synthétiser des cours dans une discipline donnée, ni disserter et s’exprimer à l’oral ne sont pas être en mesure de tirer pleinement bénéfice de leur année, quand bien même le niveau des cours et des examens serait encore abaissé.

Car quoi qu’il en soit, ils ne s’approprieront pas « la culture » en arrivant sur les bancs de la fac, mais au contraire deviendront encore plus vulnérables : à cause de leur erreur d’orientation, ils se sentiront en situation d’échec, traités comme des masses fantômatiques, voire rejetés, sort que personne ne mérite de subir. Chaque personne a des dispositions et une sensibilité propre pour s’accomplir dans un domaine particulier.

Ils s’éparpilleront et emporteront tout leur entourage dans ce funeste sillage d’angoisse et de sentiment d’exclusion. Dans cette atmosphère saturée de vapeurs étouffantes, il n’y a plus aucun espoir pour aucune jeune personne de se construire par l’instruction, la réalisation de travaux de qualité (dissertations, mémoires, traductions, enquêtes…) ni de s’ouvrir au monde par l’étude et, le cas échéant, par des stages en entreprise (justement rémunérés).

Aucun jeune ne serait accepté en CAP boulangerie s’il lançait, au cours de son entretien de stage « J’m’en balec de la brioche !« , refusant de mettre la main à la pâte. Fonctionnement analogue de l’apprentissage réel par voie de mise à l’épreuve en Classes Préparatoires, où les étudiants progressent en rédigeant à fréquence soutenue des dissertations.

Mais là encore, l’idée est séduisante, la réalité l’est moins : le système de compétition qui existe en prépa n’exclut pas non plus les humiliations, notamment de la part des professeurs. Cette enquête sur le « Tu n’as rien à faire là » qu’on entend presque tous les jours pendant ses années de classes préparatoires le démontre.

Conservatisme de classe

A bien y regarder, la formule d’une « fac » à la carte sans contraintes ni contrariétés, quand bien même elle serait financée pour tous entièrement par l’Etat, est un type de proposition de valeur ne pouvant convenir qu’à des jeunes relativement privilégiés financièrement, car il faut avoir un « parachute-parents » et des réseaux pour se permettre de slalomer entre les offres de formation et s’offrir en toute insouciance une licence en 5 ou 6 ans au lieu de 3 tout en espérant s’insérer sur le marché de l’emploi par la suite.

Cette apparence de gratuit est de surcroît loin d’être un rempart contre l’affichage ostensible et discriminatoire des signes de richesses à la fac, ces signes de supériorité de classe conditionnant la possibilité de se construire une vie sociale pendant sa vie de jeune adulte. La camaraderie et les relations intimes ne peuvent pas se fonder sur la simple apparence socio-physique.

Il n’est pas rare de voir des étudiants réduits à l’état de « Nobo » (nobody). Sur le campus, beaucoup subissent une indifférence courtoise de la part des autres, des rictus ou des regards dédaigneux, et parfois des humiliations explicites. Les filles sont les premières vulnérables.

Le mépris se manifeste, – souvent de manière feutrée, parfois très crue – à l’endroit de ceux (et surtout de celles…) qui n’ont pas les moyens d’exhiber une attitude cool, des tenues et du matériel technologique à la mode, de draguer de manière compulsive (cela suppose d’inviter et/ou d’avoir du temps libre) traîner à des soirées, se payer des restaurants, boire des verres, sortir le week-end, faire des escapades. Il y a de plus un fossé entre les étudiants qui se permettent de prendre des périodes de césures, de se réorienter ou de bifurquer vers une école ou un semestre à l’étranger et ceux qui n’ont pas les moyens de se tracer un parcours le moins anxiogène possible.

Parcoursapes a un prix.

Toutes ces marques de relative aisance matérielle sont l’apanage de jeunes qui ne sont pas nécessairement issus des foyers les plus fortunés mais qui disposent d’un pécule familial suffisant pour avoir le temps et l’argent de se divertir sans que cela ne leur porte préjudice. Les autres sont exclus de cette aménité et on le leur fait sentir sans qu’ils n’aient rien pour se défendre. Ce sont ces disparités sociales du quotidien qui cimentent la domination de classe et non pas le degré de qualité des cours dispensés à l’université.

Les étudiants aisés pourront toujours retomber sur leurs pattes, mais gare à leurs camarades moins argentés qui voudraient imiter leur désinvolture…à moins d’aller chercher de l’argent facile, à leurs risques et périls, ce que les premiers ne manquent pas de leur proposer, incitant sans complexe, dans le cas extrême, les filles à accepter ce qui ne peut pas être réparé.

En maintenant le statu-quo sous le prétexte infondé de ne priver personne d’un diplôme de licence (comme si les autres diplômes étaient minables), la distance est solidement maintenue entre couches sociales. Les plus aisés pourront obtenir par relations un poste de cadre à l’issue de leurs années de fac. Rares ceux qui, parmi les moins privilégiés qui sont « des bosseurs », auront cette chance. Ils resteront pendant plus de quarante ans les obligés de ceux dont on n’a pas à demander de fournir d’effort dans la vie en occupant les emplois de services que les autres n’accepteraient pas de pourvoir.

C’est pourquoi les éléments les moins persévérants des classes moyennes (précisément : les étudiants qui n’ont pas accédé à une voie où ils s’épanouissent) ont inconsciemment tout intérêt à souhaiter à une absence d’entrée sur dossier à l’université : poser à tous l’interdiction de s’émanciper par son travail intellectuel leur permet de contenir les étudiants issus de milieux défavorisés en s’assurant qu’un minimum d’entre-eux soit en position de les concurrencer et de postuler un jour à des emplois de catégorie semblable voire plus élevée.
Les jeunes issus de zones identifiées comme « banlieues », de zones rurales, les jeunes issus de l’immigration et les filles sont les premiers profils à pâtir irréversiblement de ce régime.

Dans le même temps, la classe qui s’auto-désigne pompeusement comme l’élite et la garante de l’excellence française, continuera de confisquer les postes stratégiques, c’est à dire qui confèrent un triple pouvoir d’influence sur la totalité de la société.

Cette influence peut être politique (hauts-fonctionnaires), culturelle (postes créatifs), économique (postes de direction d’entreprises, création de start-ups).

Concrètement, sans la possibilité de s’en sortir en projetant un parcours en fonction de leurs passions et efforts, les futurs étudiants de France qui ne seront pas reçus dans des voies attractives en alternance (CAP, BEP, DUT, IUT, BTS, Licences pro…), en IEP (Sciences-po) ou en CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles) seront effectivement forcés à un moment ou à un autre de passer à la caisse et de passer les bons coups de téléphone s’ils veulent espérer suivre une formation épanouissante et obtenir un diplôme qui vaut pour preuve de leur niveau dans la spécialité suivie. Quant aux autres, ils seront relégués à une condition sociale injustement défavorable.Un tel modèle ne peut se défendre que dans le cadre d’une économie déréglementée.

Il paraît étonnant que des jeunes se revendiquant à gauche de la gauche embrassent de telles positions néo-libérales (laisser-faire, laisser-passer) et de surcroît ultra-conservatrices (verrouillage de l’ordre social). Installer la ségrégation intellectuelle par les privilèges hérités n’est pas un projet de gauche.

A défaut de pouvoir trouver dans chaque université française une qualité académique et des professeurs qui les accompagnent dans leur cursus, les étudiants les moins fortunés et entourés seront livrés à eux-même, dénigrés, reçus en tant que consommateurs de contenus de cours et pas en tant qu’étudiants à qui des professeurs exigent de fournir le travail requis pour s’accomplir dans la discipline choisie. Le lien social qui subsiste aujourd’hui entre étudiants et enseignants (ATER, maîtres de conférence, professeurs) sera brisé.

Les verbes « fabriquer », « créer », « connaître », « comprendre », « entreprendre », « transmettre » seraient rayés de force de leur entendement, sans même qu’ils puissent jamais en avoir conscience.

De plus, ils deviendraient victimes de la hiérarchie qui s’installera toujours plus entre les universités. Quand bien même ils en auraient l’appétence et les capacités, faute d’argent et de contacts utiles, ils seraient condamnés à stagner dans des unités fermées sur elles-mêmes et où leur licence, pourtant arrachée au prix de sacrifices financiers et sociaux ne sera pas mieux reconnue qu’un baccalauréat.

« Le savoir est un dû », cet argument de consommateur

« Le savoir est un dû », clamait une pancarte aperçue dans les mains d’une jeune femme sur le campus délabré et dégradé de Tolbiac. L’injonction implicite est d’inspiration consumériste en ce sens qu’elle induit une confusion totale entre « le savoir » comme objet de consommation disponible immédiatement et l’enseignement de connaissances, qui exige un échange entre professeurs et élèves/étudiants.

Une telle interaction se construit dans la durée et s’assortit de devoirs les uns envers les autres. Elle est conditionnée en permanence par l’assiduité et la motivation. Sans environnement studieux, c’est à dire sans cours, sans suivi de la part des professeurs et sans émulation entre étudiants, répétons-le, pas d’études. La proposition est un pléonasme.

Sans verser dans la prose creuse de « l’excellence » (un même élève « excellent » aux yeux d’un professeur peut être considéré comme « une nullité » ou « un déchet » par un autre l’année suivante), il s’agit de garantir aux citoyens la sécurité intellectuelle, c’est à dire de pouvoir être formé, à l’unique condition de remplir des critères académiques, dans des lieux (lycées professionnels, lycées généraux, universités…) qui ont la même valeur partout sur le territoire, et de pouvoir réaliser des stages intéressants sans carnet d’adresses parental bien garni. Cet objectif passe aussi concrètement par l’instauration de bourses d’études sur critères académiques.

Si une licence dans telle ou telle université de France en venait à ne vaut pas valoir davantage que la validation d’une session de « MOOC » sur internet (aussi intéressant soit-il) ou qu’une année passée dans une « université/école expérimentale non autorisée à délivrer des diplômes, ces formations, d’un intérêt réduit, seraient de moins en moins reconnues sur le marché du travail.

Le discrédit scientifique jeté sur certaines filières de l’université nuirait à tous les étudiants persévérants contraints de travailler à côté pour financer leur train de vie pendant leurs études : ils auraient sacrifié leur jeunesse pour s’entendre dire qu’ils sont des éléments probablement médiocres puisqu’issus de formations où on ne progresse pas et où on ne réalise pas de stages en entreprise.

Il faut s’imaginer quelqu’un qui parvient à obtenir un visa après maintes et pénibles procédures, et qu’on laisse finalement à jamais choir sur le même sol.

Fabriquer des « masses » de « perdus » en fermant les yeux sur les conditions d’accès à l’Université et la prise en charge pédagogique possible des étudiants est mortifère, et pousse d’une part aux stratégies de contournement des licences par les pseudo-« élites », et de l’autre, à la privatisation des formations universitaires diplômantes,au sein même des Universités publiques.

Le statu-quo est le meilleur moyen de conserver et renforcer l’actuel système où une caste socio-culturelle, qui possède et dicte ses codes à la totalité de la société, concentre la quasi-totalité du pouvoir de décision et d’influence, cela au mépris du pluralisme dans les institutions, dans les médias, dans le monde de la culture, dans les entreprises et dans les Parlements.

Il y a un droit pour tous à faire des études supérieures, droit qui ne doit pas être entravé par une permission concédée à n’importe-qui de nier à l’Université sa vocation propre : l’émancipation par l’accès à la connaissance.

C’est ce malentendu désespéré qu’exprime l’image de « La Commune libre de Tolbiac », des masques immobiles répétant les slogans en saccade. Et au milieu un chien assis dressé comme un homme malheureux.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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